Texte d’une conférence prononcée à la Cité de l’Architecture, à Paris, le vendredi 16 novembre 2018, à l’invitation de M. Rémi Guinard, et dans le cadre d’une exposition intitulée « L’art du chantier. Construire et démolir du XVIème au XXIème siècle« .

Soudainement se lève, altière,
La force en rut de la matière :
Des mâchoires d’acier mordent et fument ;
De grands marteaux monumentaux
Broient des blocs d’or, sur des enclumes,
Et, dans un coin, s’illuminent les fontes
En brasiers tors et effrénés qu’on dompte.
Émile Verhaeren, 1920.
La science-fiction, en elle-même, qu’elle soit littéraire, cinématographique ou simplement ludique, est une forme de chantier. Il faut l’écrire à la première ligne pour poser les fondations claires du sujet et détruire, d’emblée, tous les préjugés. La science-fiction est une forme de chantier parce qu’elle est, depuis sa naissance, au cœur d’un XIXème siècle industriel, balançant entre la nation et l’anarchie, la science et la folie, l’expression d’un imaginaire collectif rationnel en perpétuelle reconstruction. Elle jette un pont, à la fois fragile et nécessaire, réfléchi et téméraire, entre l’observation présente du monde réel et l’imaginaire des mondes possibles, des mondes à venir. Ses pères fondateurs, dans le creuset de l’Europe, portent les noms de Jules Verne, de Herbert George Wells au premier chef, mais s’appellent aussi Joseph-Henri Rosny aîné, Sir Arthur Conan Doyle, ou encore, Rudyard Kipling. Sous leurs plumes inspirées, la science-fiction a mis l’invention, l’industrie, la machine et sa puissance, au service de la ville future et de ses structures. Elle a tutoyé l’utopie jusqu’à la démesure, et placé, plutôt que le savant et le prêtre, l’ingénieur et l’ouvrier au cœur de son dispositif narratif. Ses héros sont des pilotes, des armateurs, des entrepreneurs, des explorateurs, qui recherchent, de l’autre côté des étoiles ou dans les profondeurs de la matière, autant la vérité du monde que la justification de leurs ambitions. Ils lancent audacieusement des chantiers de terraformation, transforment des mondes hostiles en jardins, creusent de titanesques mines d’exploitation dans le giron d’astéroïdes sans atmosphère, ou ouvrent des chantiers de fouilles en des lieux déserts, pour faire émerger le passé doré de civilisations imaginaires plus vieilles que le soleil.
La science-fiction est, littéralement, un chantier permanent sur le(s) futur(s) possible(s) dont nul ne peut affirmer s’il aboutira un jour, ni quelle sera la forme définitive et la finalité du bâtiment qu’il faudra réceptionner, à la fin des travaux. Pour éprouver la solidité du pont spéculatif que l’auteur de cette petite étude se propose de lancer entre les chantiers de la réalité et ceux de la science-fiction, pour apprécier la résistance de ses piles de soutien, l’élégance des ses haubans, et la souplesse de son tablier, il faut dépasser les analogies et oser appliquer la typologie, les processus et les règlements de chantier aux narrations et aux productions cinématographiques de la science-fiction. Que ces dernières soient, d’ailleurs, d’ampleur pharaonique ou plus discrètes, voire tout à fait secrètes. Équipons-nous d’abord des bons outils, sans lesquels un ouvrier ne saurait entrer sur le chantier.
Choisir les bons outils narratifs et interprétatifs
La science-fiction, particulièrement au cinéma, explore la figure plurielle du chantier avec un opportunisme assumé, puisqu’il faut bien le reconnaître le lieu de travail n’est parfois que le décor imposant du récit et non son sujet immédiat : ainsi, dans Invasion Los Angeles (They Live en anglais), l’un des meilleurs films de John Carpenter, qui fait l’objet d’un véritable culte, le personnage principal, John Nada, un vagabond joué par le très musclé et populaire catcheur Roddy Piper, découvre, après avoir été engagé sur un chantier de construction, que le monde est dirigé par des extraterrestres qui contrôlent toutes les puissances de l’argent, et se jouent des humains qu’ils exploitent. Une paire de lunettes de soleil permet de « déciller » les déclassés qui lancent alors la révolte contre leurs exploiteurs. Le film, qui date de 1988, est une charge politique transparente contre les failles et les mensonges de la société américaine ultra-libérale des années 1980. Notons, toutefois, qu’on ne verra jamais la fin du chantier sur lequel travaillait le héros.
Un autre exemple de chantier utilisé comme contexte social est donné par le film d’animation de Don Bluth et de Gary Goldman, Titan A.E., qui date de l’an 2000. Après la destruction de la Terre par des extraterrestres belliqueux, l’un des tout derniers humains, Cale, travaille sur un chantier de démantèlement de vieux vaisseaux spatiaux, et n’est guère considéré par les autres ouvriers qui n’hésitent pas à le maltraiter. Au-delà de la précarité de sa situation professionnelle, c’est son appartenance à la race humaine elle-même qui est moquée à travers sa place dans le chantier. Bien sûr, la suite du film révèle que l’adolescent solitaire est destinataire d’un héritage scientifique d’une valeur inestimable.
Dans d’autres œuvres cinématographiques, le chantier est plus qu’un décor, il devient l’un des enjeux du récit. Son existence, son aboutissement, espéré ou redouté, questionne alors la liberté, la survie et le destin même des personnages. Ainsi, en 1983, dans Le Retour du Jedi qui fait partie de la première trilogie historique de la saga Star Wars, imaginée et développée par George Lucas sur une quarantaine d’années, le réalisateur Richard Marquand met en scène une visite impromptue du chantier de « l’Étoile de la Mort », la titanesque machine de guerre de l’empire galactique. La figure de Dark Vador y joue le rôle du maître d’ouvrage, ou plutôt de son représentant, qui vient vérifier l’avancée du chantier décisif et mettre, littéralement, la pression sur l’infortuné maître d’œuvre qui en a la charge et qui promet, dans la version française du film, que toute son équipe va « redoubler d’effort ». Le dialogue est savoureux, et surtout enracine une tension narrative qui sera portée jusqu’à son paroxysme : les rebelles de l’Alliance parviendront-ils à détruire l’ouvrage fatidique avant qu’il ne soit achevé ?
Enfin, comment ne pas évoquer, pour compléter cette liste qui ne saurait être exhaustive, la scène la plus célèbre de toute la saga cinématographique d’Alien, qui fut servie par des réalisateurs aussi différents et talentueux que Ridley Scott, James Cameron, David Fincher ou encore Jean-Pierre Jeunet : celle dans laquelle, sur un dock spatial, le personnage féminin de l’officier Ellen Ripley, dont le rôle est tenu par Sigourney Weaver, affronte en duel une créature extraterrestre qui est la concrétisation de tous les cauchemars de l’humanité. Ripley cherche à la repousser, voire à la tuer, en utilisant tous les moyens mis à sa disposition, et, en particulier un équipement de chantier. Il s’agit d’une scène d’Aliens le retour, réalisé par James Cameron, en 1986. Ripley affronte la reine alien extrêmement agressive, en revêtant, un exosquelette initialement conçu pour permettre de porter de lourdes et encombrantes charges sur les docks spatiaux, et présenté brièvement au tout début du film. Cette alliance entre la puissance brute de la machine de travail et la détermination morale de l’être humain qui cherche à survivre est restée comme l’une des images les plus fortes de l’histoire de toute la saga Alien ; au point que cet exosquelette de chantier, nommé « Power Loader » dans le film, a fait l’objet de multiples fiches techniques, d’affiches publicitaires, de produits dérivés et de références répétées, voire de plagiats caractérisés, dans l’univers littéraire, visuel, et scénaristique de la science-fiction. C’est simple, il est devenu aussi iconique que le sabre laser de Luke Skywalker !
Mesurer les risques et respecter les règlements
Comme dans tout chantier qui atteint le paroxysme de son développement, et peut alors s’analyser comme un maelström d’activités hétérogènes, bruyantes, et surtout dangereuses, à l’accomplissement desquelles travaillent des ouvriers et des donneurs d’ordre, la science-fiction est riche d’événements imprévus, qui orientent le récit vers le drame ou la simple remise en cause du calendrier des travaux. Et, on le sait bien, rares sont les chantiers qui finissent parfaitement dans les temps !
La science-fiction joue, souvent, sur la question du respect, plus ou moins difficile, des règlements et des délais, et, c’est sans doute sur ce point qu’elle est la plus jouissive : dans la tension humoristique qui naît de la rencontre entre l’imprévisible et la nécessité.
Il faut évoquer ici la situation dramatique et ô combien cocasse qui ouvre le premier épisode radiophonique, et par ricochet, le roman et le film qui s’en est inspiré, de la série Le Guide du voyageur galactique de l’écrivain et scénariste britannique Douglas Adams (1952-2001). La Terre, malencontreusement placée sur le tracé d’une voie d’autoroute « hyper spatiale » destinée à fluidifier le trafic de vaisseaux dans cette région de l’univers, doit être tout simplement détruite… et ce, dans les minutes qui suivent l’annonce peu amène faite par les mystérieux Vogons, en usant de tous les moyens de communication humains disponibles. Or, semble-t-il, rien d’illégal n’est à reprocher à cette procédure d’aménagement du territoire spatial local, comme l’extrait ci-dessous le prouve :
« Peuples de la Terre, je réclame votre attention ! dit la voix et c’était merveilleux : un son tétraphonique d’une admirable perfection, avec un taux de distorsion si bas qu’on en aurait pleuré. Ici le Prostetnic Vogon Jeltz, du Conseil de planification de l’hyperespace galactique, continua la voix. Comme vous le savez sans doute, les plans de développement des régions périphériques de la Galaxie requièrent la construction d’une voie express hyperspatiale à travers votre système solaire et, malencontreusement, votre planète fait partie de celles que l’on va devoir démolir. L’opération va prendre un peu moins de deux de vos minutes. Merci.
La sono s’éteignit.
Une terreur incrédule s’abattit sur tous les peuples de la Terre.
(…)
Ce que voyant, les Vogons rallumèrent la sono pour faire remarquer :
Il est inutile de jouer la surprise : tous les plans du projet, ainsi que les avis de démolition sont placardés à votre délégation locale du Plan, sur Alpha du Centaure depuis cinquante de vos années, vous avez donc amplement eu le temps de formuler des plaintes en bonne forme et il est un peu tard pour s’aviser de protester.
(…)
Qu’est-ce que vous me chantez, vous n’êtes jamais allés à Alpha du Centaure ! Pour l’amour du ciel, Humains, ce n’est jamais qu’à quatre années-lumière, vous savez. Je suis désolé pour vous mais si vous n’êtes pas capables de faire l’effort de vous intéresser un peu aux affaires locales, je n’y peux rien. Qu’on arme les faisceaux démolisseurs ! »
Ce n’est pas la conclusion du récit cocasse et sarcastique d’Adams, mais bien son événement fondateur : le protagoniste principal de l’histoire, le Terrien nommé Arthur Dent, est en effet sauvé in extremis par l’un de ses amis, lui-même acteur au chômage et d’origine extraterrestre.
Parmi les accidents qui peuvent émailler la vie, toujours tumultueuse, d’un chantier, qu’il soit réel ou imaginaire, il y a aussi, bien sûr les révoltes d’ouvriers, dont le statut social, les conditions de travail, et la rémunération en général, n’ont guère tendance à s’améliorer, hélas, dans la plupart des futurs imaginés par la science-fiction. Ainsi, dans Métropolis, sublime film d’animation japonais réalisé en 2001 par Rintaro en s’inspirant de l’œuvre manga d’Osamu Tesuka, et rendant explicitement hommage à la ville du film éponyme de Fritz Lang, puisqu’on y suit une histoire d’amour impossible entre un enfant et un robot humanoïde, les ouvriers qui travaillent durement à l’édification d’une imposante tour de verre et d’acier, sorte de ziggourat mésopotamienne imaginée par un milliardaire qui se prend pour le maître de la cité, finissent par se révolter, excédés par les injustices dont ils sont victimes. La scène finale du film, où tout est détruit, est d’une poésie poignante et d’une macabre beauté ; la chanson, en contrepoint, choisie par le réalisateur la rend même inoubliable : I can’t stop loving you, sublimement interprétée par Ray Charles.
La destruction du chantier, enfin, qu’elle intervienne à l’approche ou au moment précis de sa conclusion, peut aussi découler d’un problème de sécurité, et provenir d’un élément extérieur imprévisible, par exemple d’un acte terroriste comme cela est le cas dans le film Contact de Robert Zemeckis, en 1997, inspiré, quant à lui, de l’excellent roman de Carl Sagan, et porté par la belle et toujours brillante Jodie Foster. Là encore, on peut se poser la question : pourquoi le public est-il admis si près d’un chantier qui est encore en phase de test ? Sans doute l’appétit insatiable pour le pouvoir et la communication a-t-il pris le dessus sur les règles élémentaires de prudence.
Chantiers galactiques et architectures cyclopéennes
En s’inspirant de l’univers de Douglas Adams, que j’ai déjà évoqué plus haut, Garth Jennings a réalisé un film en 2005 qui contient certains scènes tout à fait savoureuses, dont celle de la visite du chantier de construction de planètes de l’artiste, architecte et démiurge nommé Slartibartfast, et incarné par l’acteur Bill Nighy. La scène du film est impressionnante, puisqu’elle donne à voir la manière dont il convient de positionner la croûte des planètes sur leur structure interne, et de dessiner le contour des mers, des îles et des continents, avec des explications techniques très convaincantes, précisant la structure du chantier de construction, mais aussi ses dimensions proprement démesurées. Un court extrait du roman de Douglas Adams permettra d’en mieux saisir l’humour et cet effet d’émerveillement, ce « sense of wonder » propre à la science-fiction lorsqu’elle est à son meilleur :
« Le mur défiait l’imagination – la séduisait et la trompait. Le mur était un à-pic d’une immensité si paralysante que son sommet, sa base et ses côtés disparaissaient au-delà des limites de la vision : le simple choc du vertige provoqué pouvait tuer un homme.
Le mur apparaissait comme parfaitement plat. Il aurait fallu le meilleur des télémètres à laser pour détecter qu’en même temps que la paroi montait apparemment vers l’infini, qu’elle descendait vertigineusement et que, de part et d’autre, elle s’éloignait sans fin, en même temps qu’elle s’incurvait. Pour se rejoindre treize secondes de lumière plus loin. En d’autres termes, le mur formait la paroi interne d’une sphère creuse, une sphère de près de quatre millions de kilomètres de diamètre, inondée d’une lumière inimaginable.
(…) Étagées au loin devant eux, à des distances qu’il aurait été incapable d’évaluer, ni même d’estimer, se trouvait une série de curieuses suspensions, de délicats réseaux de métal et de lumière qui flottaient autour d’ombres sphériques suspendues dans l’espace.
— C’est ici, expliqua Slartibartfast, que nous fabriquons la majorité de nos planètes, voyez-vous. »
Notons ici la référence à la sphère de Dyson, du nom de la structure physique théorique inventée et décrite par le physicien britannique Freeman Dyson dans les années 1960, et qui était susceptible, écrivait-il dans un article publié dans la revue Science, de permettre de récupérer non seulement l’intégralité de l’énergie produite par une étoile, mais aussi de disposer d’une surface habitable équivalent à plusieurs centaines de milliers de planètes. Bien sûr, malgré l’improbabilité de sa réalisation technique dans un futur très lointain, la sphère de Dyson a fait florès dans la science-fiction, et nombreux sont les auteurs ou les scénaristes à l’avoir exploitée. Ainsi, en 1982, l’écrivain français Michel Jeury dans son roman L’Orbe et la Roue, décrit une « sphère de Govan », immense structure artificielle au sein de laquelle vivent des millions d’espèces, et où, grâce à une matière fabuleuse baptisée le « lacre », il est possible de façonner des mondes, en accordant toute sa place à l’inspiration artistique. Une autre occurrence se trouve dans la série télévisée américaine Star Trek : The Next Generation, inspirée de la série originale de Gene Roddenberry. En effet, le quatrième épisode de la sixième saison montre une sphère de Dyson, à l’intérieur de laquelle pénètre le vaisseau Enterprise et tout l’équipage de l’impavide capitaine Jean-Luc Picard.
Vers de nouveaux bâtis spéculatifs ?
Pour certains érudits du genre et de ses origines, le fait que la science-fiction soit, à présent, étudiée à l’université, tant sur le plan esthétique qu’idéologique, qu’elle soit largement acceptée comme part incontournable de la culture générale alors qu’elle n’était encore, il y a dix ans, qu’une contre-culture soigneusement méprisée, le fait qu’elle soit convoquée en conférence hors des lieux familiers de son expression (conventions et forums), qu’elle entre la tête haute mais sans ôter son casque protecteur, à la Cité des Sciences comme dans celle de l’Architecture, pour y être écoutée, discutée et, le cas échéant, enfin comprise, tendrait à prouver que son propre chantier est sur le point de s’achever ; que les auteurs et les créateurs de science-fiction, qu’ils soient des architectes visionnaires, des maîtres d’ouvrage vigilants, ou des conducteurs de grues efficaces, auraient taillé, poli, posé et cimenté tous les blocs littéraires, cinématographiques et ludiques pour finalement réaliser l’ouvrage pour lequel ils avaient signé un contrat et reçu leur formation et leurs outils. Pour d’autres, dont l’auteur de cette étude fait partie, il ne s’agirait là que de la fin d’une phase du chantier spéculatif de la science-fiction. Peut-être le terrassement, la pose de la chape, ou au mieux, le gros œuvre. Les tiges métalliques de la narration, romans et nouvelles, pointent encore, un peu partout, au-dessus du béton des publications passées.
Le chantier n’est donc pas terminé.
Il ne saurait l’être tant qu’il reste une société vivante, croissante, qui cherche un sens à son futur, et dont la science-fiction puisse, des valeurs changeantes, être l’expression. Bref, faisons le pari que, tant qu’il y aura des hommes et des projets, il restera de nouveaux bâtis à réaliser, fussent-ils purement spéculatifs. Mais, bien sûr, et personne n’en doutera dans le monde en crise qui est le nôtre, des retards sont à prévoir…