Les derniers jours ont été chargés, denses, et, d’une certaine façon, enchantés. Un passage par Paris, le temps d’un concert de punk impromptu, Peter et the test tubes babies, d’une exposition Tolkien à la BnF, et d’une audition à la MGEN sur le transhumanisme, et me voilà, avec ma fille, jeté dans le tourbillon des interventions, des modérations aux Utopiales, que j’apprécie tant.

D’emblée, au-delà du thème « Coder, décoder », et de la superbe affiche de Mathieu Bablet, je me sens « chez moi ». Zone de confort totale, certes, mais cette pure jouissance intellectuelle des échanges, des débats, des réflexions tournées vers le public, et en définitive, formulées pour lui, me nourrit autant, sinon plus, que si j’étais en train de finir un roman.
Ma fille, elle, intègre l’équipe des bénévoles, plus d’une centaine de personnes, et découvre une autre facette du festival, qu’elle soupçonnait lorsque j’étais délégué artistique, mais qu’elle n’avait pas véritablement vécue de l’intérieur. Je suis fier et heureux pour elle, qu’elle grandisse à l’ombre dansante des Utopiales. Les tables-rondes s’enchaînent, souvent sur des problématiques juridiques, mais pas toujours. Je rencontre le grand Francis Eustache, découvre les éleveurs d’intelligence artificielle que sont Arnold Zéphir et Héloise Chochois, et comprends avec Alexeï Grinbaum que le hasard est préférable à l’anthropomorphisme. La table-ronde sur l’IA et le mal est un moment particulièrement fort. Surtout, je partage un moment inoubliable avec Michael Drolet, professeur anglo-canadien d’Oxford, autour de l’affirmation délicieusement provocatrice « Le Brexit, une forme d’utopie« , qui, d’ailleurs, sera prochainement déclinée en article pour le magazine Usbek&Rica, si, bien sûr, Michael et moi avons le temps de nous y mettre sérieusement. Mais, sur scène, quel plaisir ce fut de rappeler qu’Utopus lui-même fit couper l’isthme qui reliait l’île d’Abraxa au continent…
À coté des scènes Shayol, Hetzel, Tardis et la plus agréable de toutes, à mes yeux, Tschaï, il y a les signatures, et cette année, grâce à la présence de Christophe Dougnac, cocréateur des Songeurs de Monde, notre livre d’art, j’ai été d’une rigueur inusitée, présent chaque fois qu’il le fallait, à la librairie du festival, bien sûr, mais aussi sur le stand des éditions ActuSF, grâce à la gentillesse et à l’ouverture de Jérôme Vincent, pour lequel je signais aussi une préface adulte et une nouvelle jeunesse (sans « H », comme il se doit).


Les Songeurs de Monde, je crois pouvoir le dire, ont trouvé leur public, et Christophe, lui, a trouvé aussi une nouvelle famille : celle de la science-fiction, qui l’a accueilli avec la générosité et l’ouverture qui lui seyent si bien. Nous avons consolidé, à cette occasion, une belle complicité qui avait éclos dans notre projet de SF positive, tournée vers les futurs rêvés et poétiques.
Enfin, il y a peut-être la partie la plus intime et la plus belle des Utopiales : tout ce que l’on ne voit pas sur le programme, ni sur les tables de signature, les moments entre amis, nouveaux venus ou vieilles connaissances. Un Vincent Gessler qui ressurgit, un Thomas Day qui revient, l’Olivier Girard insaisissable parce qu’affairé d’autant de reconnaissances méritées, pour Christian Léourier et Ada Palmer, et la découverte de Jean Baret, juriste de formation, auteur par destination, comme moi, et qui, d’emblée parle d’une voix proche. Je rate, dans les grandes largeurs, comme je ne l’ai jamais raté pendant mes années de délégation, Laurent Queyssi, et ne vois qu’à peine Niçois et Peyrescans, le temps d’un dîner travaillé, mais les vagues successives d’événements nous entrainaient parfois sur des rivages éloignés.
Les Utopiales sont, ainsi, une tempête bienfaisante, où les nefs de nos certitudes, les grand’voiles de nos programmes, sombrent ou s’affalent, vaincues par les tourbillons de joie, sans jamais faire d’autre victime que cette tendance si navrante à vouloir tout prévoir. Le succès de l’édition n’est pas à démontrer, il explose littéralement en cette journée du vendredi où l’on ne pouvait plus se déplacer d’une scène à l’autre, et dans les mots inspirés du président Roland Lehoucq, le soir même :
« Nous venons de rejoindre, en ce 1er novembre 2019, Blade Runner ».
Et c’était vrai, au moins, par la foule, les lumières, et ce sentiment de mégapole hantée par le clair-obscur des idées, par l’hybridation des êtres. Au fond, les Utopiales viennent de passer haut la main le test de Voigt-Kampff de leur pérennité. Fier d’avoir, jadis, contribué, un peu, à préparer ce passage à la maturité, à lâge de 20 ans. L’avenir sera différent, surprenant, et j’espère que j’en ferai encore partie, longtemps, passant doucement du rôle du jeune modérateur un peu trop excité au statut de l’universitaire semi-vieux, qui n’a jamais su choisir entre créer et commenter la pensée des autres.
Mais, voici que vient Milan.
Une ville du nord de l’Italie où j’ai failli naître, et que, pourtant je ne connaîs guère. C’est pour les besoins d’une recherche universitaire sur le grand pénaliste italien du XVIIIème siècle, Cesare Beccaria, que nous nous y rendons, avec des amis de Grenoble. D’emblée, la ville n’est pas séduisante, elle semble assoupie, vautrée dans ces certitudes passées, et assume mal son côté industriel. Et puis, petit à petit, par cercles concentriques dont le Duomo est le coeur, elle se dévoile, et, je le comprends, se mérite. Elle est presque plus germanique que latin cette ville, qui ressemble à Turin. Il n’y fait pas si froid, pourtant.

Mais, surtout, la Biblioteca Ambrosiana, où nous consultons des manuscrits de Beccaria sur le libre-arbitre, la justice, et autres sujets dont il débattait en compagnie de ses amis philosophes du Caffè, est remarquable. La salle de lecture, petite et hantée de statues et de boiseries, semble être restée bloquée à la fin du XIXème siècle, quand d’élégants docteurs en gilet et cravate, venaient s’y recueillir sur des manuscrits qu’il ne fallait qu’effleurer. Pas d’ordinateur, ou presque, pas de photo… ou presque. Celle que nous volons, à la fin, à la faveur du rangement des liasses, ne nous porte guère chance : elle est floue. Toutefois, l’accueil a été irréprochable et le travail passionnant. Les canaux qui traversent la ville, ces « navigli » très prisés qui, jadis, devaient permettre de transporter des marchandises, s’éclairent le soir venu et donnent à Milan un autre visage, plus mutin, presque festif. Malheureusement, nous ne les verrons qu’en voiture, au jour du départ.

Et puis, il y a cette place éponyme, où s’élève la statue de Cesare Beccaria, l’air grave, comme réfléchissant aux meilleurs arguments pour extirper la peine de mort du coeur des législateurs et des juges de son temps. À ses pieds, des livres, encore et toujours : Filosofia, Storia, etc. Et il tient à la main un manuscrit, dont on ne peut qu’imaginer le titre. Et, enfin, il y a cette place, celle d’un quartier d’affaires, qui, soudain, accroche mon regarde par l’oeuvre d’art qui en constitue le coeur. Pour moi, c’est une ville, étrange et décalée, qui jaillit d’en-deçà la croûte métallique de la réalité et qui nous rappelle la profondeur des mondes imaginaires ; elle semble flotter dans l’espace vert qui lui sert d’écrin. Les Milanais l’ignorent, passent sans s’arrêter. Je me fige, fasciné. Il faudra bien qu’une jour, cette structure ressorte dans un récit. En attendant, j’ai envoyée la photo à Christophe qui, de la même manière, l’a déjà transformée en porte miraculeuse, en espace de rêve.

Je remercie Jérôme, maître es études beccariennes, de m’avoir permis de retrouver ce lieu qui a toujours été dans ma mémoire, mais jamais dans mes souvenirs. J’étais trop petit, je n’ai gardé aucune image, mais je me souviens que mes parents en parlaient. Milan. À présent, je la connais un peu.
Et pour faire le lien entre les Utopiales et Milan, car il y en a un autre que purement chronologique, je ne résiste pas au plaisir de partager cette citation de Cesare Beccaria qui prouve que droit et imaginaire, histoire et futur, ont tout en commun.
« Je recommande la lecture de poésies, de drames épiques et de romans principalement, mais non de ceux qui se traînent sur la fin de façon ennuyeuse, ni de ceux qui emportent votre sensibilité vers un seul objet, mais de ces autres qui vous la divisent et la hachent menu, et vous font tantôt empereur, tantôt Caloandre, et tantôt vous conduisent à vivre seul sur une île déserte, tantôt vous transportent dans le fracas d’une capitale. Il faut assouplir l’imagination et respecter la raison, notre souveraine, sans en être le courtisan assidu, autrement elle vous plombera l’imagination et vous forcera à creuser alors que vous avez besoin de glisser »
Cesare Beccaria, Les plaisirs de l’imagination.
Demain, samedi 16 novembre, je signe Songeurs de Monde à la librairie BDFugue, à partir de 14h30 à Nice, alors, si vous voulez passer un moment à flâner, entre les mots, les images, les bulles de l’Imaginaire, n’hésitez pas. Ce sera une joie de vous y revoir, ô amis de toutes chapelles, de toutes origines, et de tous horizons.
Ugo