« Prenant et magnifique… » : les Songeurs dans Bifrost !

Lorsqu’on crée, qu’il s’agisse d’un roman, d’une nouvelle, d’un jeu, d’un tableau ou d’un essai, lorsqu’on raconte une histoire, lorsqu’on propose une vision, lorsqu’on montre un chemin, on s’engage avec le coeur et avec l’esprit. On y met toute son âme. Toute oeuvre de fiction est à la fois un aveu de fragilité, une quête d’identité, et une formidable audace qui nous pousse à risquer la blessure. Et, la critique, quoi qu’en disent certains, qui jouent les forts et les infrangibles, est l’un des pivots de la réception de l’oeuvre par le public. Elle peut soutenir ou détruire. Elle peut rassérener. Elle peut stopper des ventes, ou les stimuler. Le pire, étant, bien sûr, pour le créateur, la profonde douleur de l’indifférence, de l’absence de tout retour.

Et lorsqu’on se lance dans un financement participatif, choisissant, délibérément, de partir à l’aventure, à l’équerre des cadres tradtionnels d’édition, de publication et de diffusion, la critique est encore plus précieuse. Christophe Dougnac et moi-même avons cru à notre projet et avons vécu pendant près de trois ans avec les Songeurs de Monde. Le financement a abouti, l’ouvrage a vu le jour et aujourd’hui, de festival en salon, de commande en signature, il rencontre son public. En particulier aux Utopiales, où nous avons eu la joie de vendre un grand nombre d’exemplaires à des publics très variés.

Grâce à la revue Bifrost, voici que vient une première critique du monde de la science-fiction française, une critique qui se plonge dans l’univers des Songeurs et examine ce qu’il a de particulier, d’intéressant. Bien sûr, il ne s’agit pas uniquement ici de se féliciter du contenu même de cette critique, mais avant tout de remercier, chaleureusement, l’équipe éditoriale, et en particulier, Jean-Pierre Lion, d’avoir fait le choix de donner une place aux Songeurs. Quelques lignes qui nourissent.

Citons, pour le plaisir, qu’il ne faut pas bouder, un petit extrait de cette critique, qui nous touche particulièrement, parce qu’elle dit ce que nous avons ressenti en créant : « Christophe et Ugo  nous laissent entrevoir la possibilité d’un monde meilleur, épris et empreint de beauté, de paix et de vie (…) Voilà un bien bel album, ambitieux justement. Tout empli de rêves et de beauté fulgurante, d’une poésie radieuse et pourtant d’une modernité étincelante. Plein d’idées et d’espoir. Prenant et magnifique, Songeurs de Monde parle autant au coeur qu’à l’esprit. Une véritable oeuvre de science-fiction ». Je me permets juste d’ajouter, ou de rappeler, que Christophe, qui assuré la maquette de l’ouvrage, et qui est l’artiste à l’origine des peintures, a également écrit seul l’un des chapitres, celui d’Archiboldo en l’occurrence, qui est cité dans cette belle critique, ainsi que tous les poèmes qui émaillent le livre.

L’auteur de la critique ajoute à la fin, avec humour : « Attention, ça part comme des petits pains, il n’y en aura pas pour tout le monde ». Belle analogie, et je précise que, des petits pains aux pépites d’étoiles, il en reste malgré tout encore pas mal, à commander sur le site officiel de Christophe, dont je rappelle l’adresse ci-dessous :

https://www.christophedougnac.fr/boutique-1/livres/songeurs-de-monde/

Des exemplaires de l’ouvrage sont aussi à Nice, sous bonne garde, et disponibles pour celles et ceux qui le voudraient en main propre et avec une signature. Rappelez-vous que Songeurs de Monde est une réalisation indépendante, et que, si je suis aussi enseignant-chercheur, Christophe est peintre-auteur à plein temps, ce qui signifie qu’il mesure la faisabilité de ses futurs projets artistiques à l’aune de la rentabilité des précédents.

Ou pour le dire autrement, artisanale est notre charge, et sidérale notre imagination.

Au plaisir de vous faire rêver, encore.

Ugo

Un moment précieux : la découverte du livre.

Dialogue imaginaire entre l’Histoire et l’Uchronie…

Cette fois, l’Histoire accusa vraiment le coup. 

Cher(e)s Ami(e)s, en ce début d’année 2020, pour laquelle je vous présente tous mes voeux les plus sincères, je réalise que nous sommes passés, à bien des égards, de l’autre côté du futur. 2001 et 2010 sont passés, sans qu’aucun Discovery ou Leonov, n’atteigne Jupiter. Nul n’a eu un véritable hoverboard en 2015, et, surtout, nous avons dépassé Blade Runner, depuis le 1er novembre 2019 sans avoir vu l’ombre d’un réplicant. Non qu’il faille prendre tout cela au pied de la lettre, bien sûr, mais, par ricochet, tous ces univers de la science-fiction sont entrés dans le domaine de l’uchronie, de l’histoire des représentations (populaires). Du coup, cela me donne envie de mettre en ligne ce petit dialogue que j’avais écrit pour les besoins d’une journée d’études sur « Récits et argumentations », dans une version légèrement révisée, en espérant qu’il vous amusera, tout simplement. Et je m’en retourne à la rédaction de ma monographie sur l’utopie.

Un matin hors du Temps, l’Histoire se tenait, désœuvrée, sur la margelle d’un puits. Elle observait d’un air distrait les reflets fugaces qu’un soleil, caracolant vers son zénith, suscitait sur l’eau croupissante des civilisations disparues. Elle s’ennuyait ferme. 

L’Uchronie parut. D’humeur badine, elle harangua sa vieille amie. 

« Que t’arrive-t-il ? Serais-tu à court de théories ? 

L’Histoire feignit : 

« Point du tout. Vois-tu je dénombre les Événements Expliqués. »

L’Uchronie se pencha à son tour, scruta le fond du puits.

« Ah, oui, je les vois. On dirait des araignées d’eau, qui s’agitent en vain… »

L’Histoire soupira, ne goûtant guère le mépris qu’impliquait la remarque de son amie. Elle décida de contre-attaquer sans tarder.

« Dis-moi, ô espiègle narratrice, aurais-tu déjà cassé tous les outils que je t’ai prêtés, que tu viennes jusqu’à ce puits m’importuner avec tes analogies ?

– Bien sûr que non, pour qui me prends-tu ? 

– Je ne sais pas. Une éternelle adolescente en quête de nouvelles expériences ? 

– Voilà un drôle de préjugé, dit l’Uchronie. Je te rappelle que j’ai plus de 150 ans… Je suis née sous la plume de Louis Geoffroy et c’est un philosophe républicain, Charles Renouvier, qui m’a baptisée, en 1857. »

L’Histoire haussa les épaules, qu’elle avait chargées d’un lourd manteau.  

« Jeunette, va ! Moi, je suis née avec les premières cités et les premières écritures, il y a plus de 12.000 ans. 

– C’est imbattable ! Tu es la plus vieille de nous deux ! », dit l’Uchronie avec un soupçon d’ironie.

Elle s’adossa à la margelle, elle sembla se désintéresser des faits. 

« Toutefois, reprit-elle, si je voulais être de mauvaise foi, je te dirais que ma naissance remonte elle aussi à l’Antiquité. C’est un historien romain, Tite-Live, qui fut le premier à imaginer ce qui se serait passé si Alexandre le Grand s’était intéressé au Latium plutôt qu’à la Bactriane ».

Rêveuse, l’Uchronie se mis à réfléchir à voix haute, comme si l’Histoire n’était plus là. 

 « Certains auteurs, bien plus tardifs, comme Javier Negrete, ont repris cette idée : si elles avaient affronté les glaives des légions romaines, les sarisses des phalanges macédoniennes auraient-elles vaincu ? Si Alexandre avait conquis Rome, aurait-il maintenu la République, laissé les comices voter les lois, garanti les droits des « quirites » ? Ou, cédant à la tentation du pouvoir, aurait-il lui-même fondé un empire et promulgué des édits, comme ses lieutenants qui, après sa mort, utilisèrent les institutions qu’ils trouvèrent en Egypte et en Mésopotamie, et se déclarèrent Pharaon ou Satrape ? »

Malgré elle, l’Histoire était amusée, admirative presque.

« Je vois, dit-elle à l’Uchronie, que tu as su manipuler les outils dans la boite : les cités et les empires, les civilisations, les grands hommes et les grands drames, les guerres et les traités, les dates et les mythes. 

– Merci l’Histoire ! Tu me fournis la matière première de tous mes récits. Personnages, décors, peuples, coutumes, lois, systèmes de valeurs et archétypes, crises politiques, révolutions, insurrections, et même révoltes de palais. Sans doute, je n’aurais pu écrire une seule ligne, ni rendre mes récits épiques. Tu es, voyons… 

– Ton institutrice, peut-être ?

– Plutôt mon inspiratrice, dirais-je. »

L’Histoire fronça les sourcils, qu’elle avait broussailleux et surchargés de dates, comme des milliers de frises chronologiques entrelacées qui ombrageaient son regard insondable. Elle ne semblait pas goûter la réponse de l’Uchronie. Clio n’aimait guère être confondue avec Calliope.

Dans sa voix, l’Uchronie perçut de l’irritation.  

« Je te fournis les outils, c’est vrai. Mais, je note que tu t’en sers comme le ferait un enfant : avec audace et sans véritable discernement. Tu finiras pas te blesser avec, ou pire, blesser tes lecteurs qui ne sauront plus s’y retrouver et confondront tes hypothèses farfelues avec la véracité des faits. Tu as encore des progrès à faire, chère Enfant. »

L’Uchronie s’écarta de la margelle du puits. 

Elle esquissa un ou deux pas de danse, comme s’il elle devait amuser les Dieux. 

« Des progrès, dis-tu ? »

Elle fit une révérence à l’Histoire. Mais, obséquieuse, provocatrice, comme celle qu’eût fait Cyrano au Destin, en agitant son panache. 

« Euterpe, qui inspire les musiciens, te dirait que tu as oublié que la maîtrise de solfège n’emporte pas nécessairement la virtuosité de l’interprète, Clio. Dans ton classicisme frileux, en rangeant soigneusement tes partitions, tu as oublié le droit à la liberté de l’interprétation. Tous tes serviteurs, pourtant, le savent bien : faire œuvre d’historien, c’est formuler une hypothèse sur les causes et les conséquences des faits. Le nierais-tu ? 

– Point du tout, Uchronie. Mais les hypothèses des historiens sont réfléchies, discutées, réfutables même. En un mot, elles sont « scientifiques ». Ce qui, très clairement, n’est pas le cas de ces fameux « points de divergence » auxquels tu tiens tant et d’où naissent les plus improbables chaînes événementielles qui se puissent concevoir. Où a-t-on vu que l’Invincible Armada espagnole a envahi l’Angleterre d’Elisabeth Ière ? Qui pourrait croire que les forces de l’Axe ont gagné la Seconde Guerre Mondiale, l’Allemagne nazie transformant l’Afrique en vaste laboratoire d’expérimentations génétiques ? Quel historien digne de ce nom admettrait une seconde que l’Empire romain, bouffi de ses excès, ait pu survivre face aux invasions barbares et retrouver le chemin de la république ? Tout cela n’a vraiment rien de crédible, ni même d’utile. Ah, si j’étais une reine, Uchronie, tu serais mon bouffon ! »

L’Uchronie, loin de laisser le rouge lui monter aux joues, qu’elle avait pourtant rondes et bien charnues, laissa naître sur ses lèvres un sourire éclatant, et quelque peu déroutant pour son interlocutrice. Voici qu’insultée, la divergente se réjouissait. 

« Mais, ma vieille amie, qu’à cela ne tienne ! Toute cour monarchique a besoin d’un peu d’amusement, et je veux bien jouer le rôle de bouffon, voire de diablotin. Il me sied plus, à dire vrai, que celui de courtisane, car je n’aime guère feindre la vertu pour plaire et pratiquer le vice pour subsister. Je laisse cela à ceux qui renoncent à la liberté intellectuelle pour conquérir la cime de la carrière, en reproduisant des discours déjà bien établis, mais qui ne sont guère plus savants que les miens. Je laisse cela à ceux qui, croyant chercher, professent des interprétations héritées avec la même ferveur que s’il s’agissait de dogmes ».

L’Histoire demeura interloquée par la soudaineté de l’attaque. 

Ce que voyant, l’Uchronie s’enhardit.

« Et, d’ailleurs, certaines de tes hypothèses furent des plus farfelues, si l’on remonte assez loin le cours des fameux Événements Expliqués. Tiens, Hérodote lui-même, le tout premier de tes enfants, n’évoquait-il pas des malheurs des Perses pour mieux encenser Périclès ? 

– Que veux-tu dire ? Sache que l’Enquête d’Hérodote…

– … n’est qu’une pure construction ! Un texte politique à peine déguisé. 

– Explique-toi !

– Lorsqu’il présente la discussion perse sur le meilleur gouvernement, qu’il situe en 522 après la mort du tyran Cambyse, il y met en scène, parmi les sept sages qui discutent, Darius lui-même.

– Et alors ? Les faits antiques supposent qu’il y était. 

– Oui, mais fallait-il qu’il maîtrise si bien la rhétorique des Grecs ? Comme tu le sais, il l’emporte, dans sa défense de la monarchie, sur Otanès le démocrate et sur Megabyse l’aristocrate, grâce à la qualité de son argumentation. Au lieu de chercher à discréditer les autres régimes, comme les font les deux susnommés, il commence par rappeler que chaque régime a ses avantages, mais, qu’à tout prendre, la monarchie l’emporte, car il suffit d’y choisir le juste monarque, celui qui sait s’en tenir à la droite raison. Or, ces mots et ces concepts sont grecs. Ton fils, Hérodote, n’écrit pas pour faire savoir ce qu’il y a à savoir sur la Perse et son histoire. Il écrit pour démontrer la supériorité de l’esprit grec et pour justifier le pouvoir de Périclès. »

L’Histoire croisa les mains, qu’elle avait parcheminées et sembla méditer les propos qu’elle venait d’entendre. L’attaque était subtile et, au fond, largement fondée : le récit de Hérodote n’était qu’un prétexte à une argumentation de nature plus politique que scientifique. Il s’agissait plus d’un discours sur la cité que d’un exposé sur la Perse. Mais, pour autant, fallait-il que cela disqualifie son œuvre ?

Elle crut trouver la faille. 

            « Uchronie, ton analyse est intéressante, j’en conviens. 

– Merci. Je pourrais faire la même sur bien d’autres périodes et bien d’autres historiens, tu sais ? 

– Oh, je n’en doute pas. Mais, tu te laisses emporter par ton goût pour la chicane…

– Tu veux dire la rhétorique, n’est-ce pas ? 

– Si tu préfères.

L’Histoire prit une profonde inspiration pour ne pas se départir de son calme. Elle n’eût plus été crédible si, soudain, elle s’était allée à la colère, à la violence, à l’hystérie. Drapée dans son manteau gris, brodé de dates et de faits, elle posa un regard sévère sur l’Uchronie.

            « Tu oublies un point essentiel dans cette affaire. 

– Lequel, je te prie ? 

– Toute sa vie, Darius a agi en Basileus, en roi sacré, dans la plus pure tradition perse. Tu vois, à force d’argumenter, tu as oublié de vérifier les faits. »

Et, contre toute attente, l’Uchronie renversa sa chevelure, qu’elle avait abondante et ondulé, en arrière et éclata d’un rire clair, presque fou. Il monta vers le ciel, tutoya l’azur infini, puis, presqu’à regret, retomba en pluie d’échos cristallins. 

            « Ma pauvre Histoire, tu es si sûre de toi, si imbue de tes grands textes, si fière de tes grands historiens, si précise sur les faits qu’ils soient antiques, modernes ou contemporains, que tu ne peux même pas voir l’évidence : ce que nous dit Herodote, c’est bien que la « politeia », quelle que soit la forme qu’elle prenne, est toujours un régime fondé sur la délibération d’une communauté. Preuve en est que ce débat, soi-disant Perse, intervient dans une assemblée de sages où chacun, Otanès, Megabyse, et Darius, a une voix égale et peut s’exprimer librement. Ce n’est pas un groupe de conspirateurs, fiers d’avoir renversé un tyran, Histoire. C’est une assemblée délibérative qui choisit son régime politique. Les Perses d’Hérodote sont plus grecs qu’Alexandre le Grand lui-même ! »

Cette fois, l’Histoire accusa vraiment le coup. 

D’un geste théâtral, elle se défit de son manteau de siècles, lourd et encombrant, et apparut soudain pour ce qu’elle était vraiment : une ancienne muse, à la voix forte, mais à la constitution finalement fragile. Elle semblait vaciller sur ses jambes, comme si à force de régimes paradigmatiques successifs, elle avait perdu le sens de l’équilibre. En regard, l’Uchronie semblait plus que bien portante : gironde, plantureuse. Terriblement plus jeune et infiniment plus désirable. Éprouvant une gêne soudaine, l’Uchronie voulut racheter sa conduite bravache, et se précipita vers l’Histoire pour l’embrasser et la soutenir. 

            « Pardonne-moi, ma vieille amie, dit-elle, je n’avais pas le droit de te traiter ainsi. Tu m’as tout donné, et voilà comment je te remercie ! Tiens, voilà ton manteau, remets-le, pour ne pas prendre froid et voir des faits geler pour l’éternité. »

            L’Histoire accepta l’aide de l’Uchronie. 

            Mais, une fois qu’elle se fut saisie du manteau, au lieu de le remettre, elle se froissa et le jeta tout au fond du puits. L’Uchronie, tout à fait surprise, n’eut pas le temps de le récupérer. Elle le vit tournoyer lentement dans le clair-obscur, puis se poser, sans un bruit, à la surface de l’eau noire, qui tapissait le fond. En quelques secondes, il se gorgea d’eau saumâtre et coula à pic, disparaissant à jamais. 

            « Pourquoi as-tu jeté ton manteau ? », dit-elle, d’une voix qui tremblait un peu. 

            L’Histoire se redressa. 

            « J’en trouverai un autre. Après tout, le présent, inexorablement chute dans le passé. Déjà, notre discussion, nos arguments, ce puits, nos chevelures et nos voix entrent dans l’ombre… »

            L’Uchronie, à son tour, sentit le froid la saisir.

            « Mais, j’avais besoin, moi, de tes dates, de tes faits, de tes certitudes et de tes silences… Comment inventerais-je désormais mes divergences ? »

            L’Histoire lui jeta un regard énigmatique, presque moqueur.

            « N’es-tu pas la championne des hypothèses ? Ne peux-tu inventer une divergence à partir d’une divergence ? Qu’est-ce que ça change pour toi ? Tu subvertis mes dates, tu revisites mes faits, tu railles mes leçons et remets en cause mes progrès. Pourquoi ne pas assumer totalement ta nature, comme l’a fait, il y a longtemps, ta cousine, l’Utopie ? 

– Que veux-tu dire ?

– Raisonne sur l’idéal plutôt que sur le passé, résonne dans l’éther, convoque la fin des Temps, créé tes divergences à partir du Néant lui-même. Tu n’oses pas ? »

L’Uchronie, à son tour, ressentit un vertige, qui la forcément à s’accrocher au puits, serrant la margelle de toutes ses forces. Elle se cassa quelques ongles, qu’elle portait longs et délicatement vernis. Sa superbe s’envolait à vue d’œil.  

            « Mais, j’ai besoin de toi, Histoire. Il me faut bien partir de la réalité pour échafauder mes hypothèses. Quelle valeur auraient mes récits s’ils étaient détachés de tout souci humain ? Quelle portée auraient mes argumentations si elles ne faisaient écho aux préoccupations et aux rêves d’une société existante à une époque donnée. Je ne peux bâtir des mondes alternatifs, meilleurs ou pires, qu’en regard du seul monde qui existe : celui dont toi, mon Aînée, tu t’efforces de suivre le fil, avec une modestie et une patience que je n’aurai jamais ? »

            L’Histoire savoura le moment. 

            « Que de compliments… J’aurais apprécié qu’ils vinssent plus tôt, ma jeune effrontée. »

Entre elles, le silence s’épaissit. Mais puisqu’on se trouvait hors du Temps, il ne dura pas.

L’Uchronie reprit la parole, et tendit une main amicale à l’Histoire.

            « Cessons-là notre dispute et faisons la Paix. »

L’Histoire répondit à son invitation et elle se firent l’accolade.

Au bout d’un moment, l’Histoire dit :

            « La Paix est ennuyeuse, je ne l’ai jamais beaucoup pratiquée, tu sais ? 

– Comme je te comprends ! », répondit l’Uchronie, à nouveau enjouée.

L’Histoire lui prit la main.

            « Viens, quittons les abords de ce puits sinistre dont la source s’est manifestement tarie. Viens, je t’emmène vers d’autres contrées, d’autres possibilités futures, là-bas, derrière la colline, des événements vraisemblables, mais non encore advenus, nous attendent. Je les observerai, les vérifierai, et les enregistrerai. Puis, je te laisserai faire des hypothèses, même les plus folles, et je te laisserai le temps d’argumenter envers et contre tous les historiens. Promis, j’en laisserai même, jeunes ou vieux, brillants ou médiocres, académiques ou marginaux, jouer avec toi. À la condition qu’ils n’oublient pas la quintessence de leur métier et ne se laissent pas enivrer par la subtile esthétique de tes mondes improbables. »

L’Uchronie serra plus fort la main de l’Histoire. 

            « Merci, ô ma sage et remarquable amie. En retour, je te promets de ne jamais commettre le péché d’orgueil, de rester fidèle à moi-même, de conserver l’essence de ce jeu spéculatif qui est mon premier et plus durable charme. Je proposerai à tes enfants des expériences de pensée qui, peut-être, leur permettront de mieux justifier leurs théories ou de changer de représentation.  Je n’oublierai pas de m’afficher, en toute circonstance, comme fiction. À ce propos, d’ailleurs, puis-je, chemin faisant, te raconter une petite histoire, pour te divertir ? »

Les sourcils en forme de frises, l’Histoire soupira.

réf : https://journals.openedition.org/narratologie/7771#tocto1n2