Cher(e)s Ami(e)s,
D’aucun(e)s auront déjà reconnu le titre de l’utopie romancée de William Morris, publiée en Angleterre, en 1891 et placée sous le signe du rejet de la société industrielle et de la propriété privée. Pour les autres, sachez que je me place ici dans l’ombre portée de ce qui fut sans doute, avec celle de Samuel Butler, Erewhon, l’une des plus belles et des plus célèbres utopies anglaises du XIXème siècle. Si je le fais, c’est pour deux raisons, que je vais développer : 1) parce que l’époque s’y prête admirablement, et 2) parce que je suis en pleine rédaction de ma monographie sur la culture juridique dans les oeuvres utopiques, et que, par ricochet, l’époque s’y prête encore mieux. De fait, entre deux cours en ligne, le suivi de mes étudiants sur Discord (un petit logiciel très pratique, inventé au départ pour les Gamers), les cours des enfants à accompagner, et les diverses obligations d’un « universi-père », dont l’épouse est, chaque jour, sur le pont administratif à l’hôpital, je suis plongé dans des considérations utopiques qui m’évitent la consternation politique, et, d’une certaine façon, facilitent l’élévation de mon imaginaire. Me donnent envie de partager des choses. De les dire, de les montrer, de susciter, plus que jamais, des réflexions. D’autant plus que, avant d’en venir au fond du sujet, j’ai lu, ici et là, des réactions qui ressemblent à de la « misologie » (pardonnez-moi cet audacieux néologisme, né de la rencontre entre le « mépris » et le « logos »), c’est-à-dire, à la montée, dans les réseaux sociaux, d’une forte dépréciation de la pensée et de l’imaginaire, et, déjà la stigmatisation, au nom de leur soi-disant inutilité en ces temps de crise sanitaire dont la gravité ne cesse d’évoluer, des intellectuels et des poètes. On nous demande presque de nous rationner de la pensée, de la réflexion, de la Raison elle-même. Comme si réfléchir, c’était perdre du temps. Voir les choses en face, c’est d’abord avoir été capables de les repérer dans l’espace, de prendre le temps de les nommer, de les comprendre. Et, l’époque s’y prête.
- News from Nowhere : des nouvelles de nulle part qui tombent à point nommé.

Samedi dernier, je relisais William Morris, donc, et l’excellent article qu’avait écrit Jean-Luc Gautero, au sujet de l’absence de peine (entendue au sens pénal du terme) dans certaines utopies et en particulier dans News from Nowhere : an epoch of rest. L’avenir que nous décrit Morris est intéressant, parce qu’il n’est pas dogmatique, quand bien même il a l’air radical. Dans une sorte d’Anglerre parallèle, résolument post-victorienne, l’anticentralisme est devenu la règle : il n’y a plus de pouvoir central, les villes, dont Londres elle-même, ont été découpées en villages, les objets industriels ont été bannis du quotidien, remplacés par des biens « fabriqués à la maison« , les institutions judiciaires ont disparu, avec la propriété privée, qui était, elle-même, la cause de la plupart des crimes, et les délinquants sont finalement si rares, qu’ils sont traités comme des amis dont on se serait momentanément éloigné, mais qui reviennent toujours. L’acceptation de l’autre est la première de toutes les libertés, et la créativité dans le travail a littéralement explosé. Les machines enfin, ont été bannies, à une exception près : lorsqu’elles permettent d’alléger le travail, et d’épargner donc des « peines inutiles ». L’utopie de William Morris, on le voit, est légère, végétale, presqu’aérienne, mais on aurait tort de la croire superficielle. D’abord, parce qu’elle nous offre, aujourd’hui encore, et à point nommé, le spectacle d’une contre-société, d’un contre-modèle au sens le plus complet du terme, à l’heure même où un certain modèle de société, étatique, normative, et libérale, vient de s’effondrer en moins d’une semaine, non pas sur ses bases, qui demeurent, mais sur les représentations que nous en avions. Sur la conviction, trop répandue, qu’il n’y en avait pas d’autres possible.
Plus pertinent encore : William Morris était un esthète et un défenseur acharné de la beauté intérieure. Je ne parle pas ici de la beauté de l’âme humaine, mais bien de la beauté des « intérieurs », c’est à dire des domiciles, dans lesquels, aujourd’hui, chacune et chacun, en famille, ou seul(e), est confiné(e). Inspiré par la pensée de John Ruskin, William Morris fut aussi le créateur d’une société de design, qui existe encore aujourd’hui. Il a d’ailleurs commencé par dessiner des papiers-peints, et sa première conviction philosophique n’était ni communiste, ni anarchiste, mais profondément artistique : il y a, pour lui, un rapport entre la beauté des lieux et la beauté des êtres. Je le cite : « tant que la maison d’un ouvrier sera laide, il sera vain de vouloir de beaux tableaux« , et la maison de l’ouvrier, précisément, devrait être aussi jolie que celle du patron ; et Morris ajoute, « la cause de l’art est la cause du peuple« . Il faut donc embellir son environnement immédiat pour libérer sa pensée, pour personnaliser sa vie. Embellir, bien sûr, au sens propre comme au figuré. Une leçon, qui, là encore, tombe à point nommé, quand notre quotidien se recentre sur le domicile. Respecter son lieu de vie, de repos, de joie, et même lorsqu’il devient aussi le lieu de travail, c’est la garantie essentielle d’un équilibre psychologique et du maintien du sentiment d’appartenance à une communauté, qu’elle soit familiale ou plus large. Que chacun(e) fasse donc de sa maison un univers chatoyant dont la complexité, pour aussi fragile, et peut-être aussi éphémère qu’elle soit, brisera toute tentative de réductionnisme du quotidien à la seule satisfaction des besoins essentiels, ou disons, physiques. Ou à la seule notion de sécurité. Ne l’oublions pas : la « maisonnée », comme la société, sont des projections de notre identité, et des représentations choisies qui donnent un sens à la communauté. L’oublier serait, comme le dénonçait Morris, nous condamner à devenir des machines, répétitives, limitées, normées.
2. An epoch of Rest : faut-il renoncer à réfléchir, ou plutôt à cultiver son jardin mental ?
William Morris sous-titrait son utopie précitée : « An epoch of rest », qu’on peut traduire de diverses façons, comme « une ère de repos », « une époque d’apaisement », « un temps de pause ». Ce qu’il visait, évidemment, c’était le rejet de l’accélération industrielle, l’adoption d’une vie plus pastorale, et surtout plus lente. Les gens, dans News from Nowhere, se déplacent en calèche, ou empruntent des barges sur la Tamise. Ce n’est pas là un message très utile, pour notre temps : il ne sert à rien, sans doute, de se replier sur une idéalisation du passé, et de vouloir revenir à une époque qui n’a, en fait, jamais existé. Car, mes chers amis, le Moyen-Âge, c’est-à-dire, les temps qui ont précédé la Modernité, toutes les révolutions scientifiques, et tous les grands progrès techniques, de la balistique à la vapeur, en passant par l’imprimerie et la poliorcétique, ce Moyen-Âge, s’il fut bel et bien rural, n’a jamais été un « jardin ». Il n’a pas non plus été l’époque d’obscurantisme qu’on l’accuse généralement d’être. De belles et magnifiques avancées furent réalisées, et même si ce n’est pas le sujet ici, comment de pas évoquer la perspective en peinture, les Miroirs des Princes en littérature, l’ars nova en musique, et bien sûr, sur le plan juridique, l’école de Bologne ? Ce qu’il faut plutôt retenir, ici, de l’utopie de Morris, c’est plutôt la question de la finalité, du sens à donner, à ce « temps de pause », à cette époque de confinement ? Que devons-nous en faire ?
Je dirais, que c’est d’abord ce qu’il ne faut pas en faire qui compte le plus.
Ne pas renoncer, avant tout. Ne pas renoncer à réfléchir, car c’est précisément dans l’urgence, dans l’inquiétude, que la pensée révèle toute sa profondeur. Partager des repas, distribuer des tâches quotidiennes, accorder des temps de jeu, et vérifier des temps de sommeil, ne suffit pas à faire communauté. Il faut penser et se penser en tant que groupe. C’est là toute l’origine de la pensée politique, d’ailleurs, qui, pendant longtemps fut considérée comme une extension de la structure nucléaire familiale, ou une réinvention de la communauté primordiale. Depuis les Grecs, Platon et Aristote, déjà, s’affrontaient sur une définition de la société : doit-elle être organique, ancrée sur l’observation de la Nature, ou doit-elle être construite, élaborée à partir d’une Idée ? Et tous les utopistes, au fil de temps, se sont posé cette question. Vous allez peut-être objecter que, cette question, précisément, parce qu’elle est théorique, intellectuelle, sied mal à cette période de confinement où il faut répondre d’abord aux urgences, et ne pas se projeter, disons, au-delà de la semaine. Mais rien n’est plus faux. Réfléchissez : où, d’après vous, et dans quelles circonstances, ont été écrites les plus grandes oeuvres politiques, et notamment les utopies ? Quand et où Sir Thomas More a-t-il écrit la sienne ? Chez lui, et durant un temps de crise, l’Angleterre se confrontant aux abus de son prince régnant. Quand et où Tommaso Campanella a-t-il écrit La Cité du Soleil ? En prison, entre deux séances de torture, et dans des conditions d’enfermement qui font passer les nôtres pour une liberté échevelée ! Toutes les grandes oeuvres de l’esprit, les grands romans, mes ami(e)s, ont été écrit(e)s sur un bureau, parfois face à un mur nu, dans une pièce généralement de dimensions limitées, et souvent dénuée de toute distraction. Il n’y pas de différence, pour l’écrivain, le poète ou le chercheur, entre un confinement choisi et un confinement imposé, dans la mesure où il n’affecte pas l’Imaginaire, il n’interrompt pas le moteur à hypothèses, mais, au contraire, bien souvent, le stimule, le « booste ». Les peintres, les sculpteurs, la plupart du temps, ne sortent pas pour créer : ils s’enferment dans leur atelier. Bien sûr, il y a Cézanne. Mais, les artistes créent en arpentant les terres de leur mémoire, des chemins interprétatifs, des forêts imaginaires, des cols et des vallées qui n’appartiennent pas à la réalité physique. Et là plupart du temps, il s’y engagent en se confinant.
Alors, s’il vous plaît, cessez de croire que les temps actuels sont un obstacle à l’Imaginaire, ne dites pas à vos enfants qu’ils n’ont pas le choix, qu’ils ne peuvent pas s’évader, entre deux cours à distance, qu’ils doivent accepter le confinement. Pourquoi serait-ce un devoir, lorsqu’il est possible d’en faire un choix ? Ils en ont tout comme vous la possibilité, simplement en prenant un livre, ou en se laissant aller à la rêverie, ou encore en se plongeant véritablement dans leurs leçons, avec l’envie d’y trouver quelque chose de passionnant. Il nous faut réapprendre à domestiquer, au sens le plus littéral, le temps. Pourquoi avoir peur de l’incertitude, voire de la peur elle-même ? Notre maison, notre appartement, deux pièces, ou studio, est notre vaisseau, et nous en avons, jusqu’à preuve du contraire, les commandes. Le domicile va là où l’âme et le coeur de ceux qui y vivent le dirigent : vers la joie d’un repas partagé, d’un jeu de société ou d’un concours improvisé, d’un film à revoir, de photos à classer, de musique à écouter, et bien sûr, de moments délicieux où, chacune et chacun, s’isole, se confine à l’intérieur de lui-même, dans cette introspection, magnifique et nécessaire qui, nous mettant face à nous-mêmes, nous rappelle que nous ne sommes jamais seuls, puisqu’en perpétuel dialogue. Il faut aimer le soir qui se calme, il faut révérer le matin tôt, dans le silence d’une maison qui s’éveille. Et, goûter, avec son café, son thé, son verre d’eau, cette rêverie qui nous saisit en amont du jour, car, habituellement, nous la remplaçons par un déplacement hâtif, empressé, une course pour aller à sa séance de sport, de danse, de théâtre, de relaxation, pour créer artificiellement les conditions d’une liberté dont nous n’osons plus nous servir sans être accompagnés.
Ne renonçons pas à penser, ni à rêver, à cause de l’inquiétude, mais craignons, au contraire, la morne quiétude qui naît du dépouillement. Utilisons notre raison sans la rationner. Elle ne s’épuise pas, jour après jour, elle. Parcourons, mes amis, de vastes territoires, de grandes distances, sous un ciel d’azur, ou même tourmenté, avec nos pensées, véloces ou indolentes. Et demain, nous aurons plus de choses encore à raconter.
