L’été-labyrinthe

Puisque juillet est arrivé, et que le déconfinement est confirmé, faisons fi du plaisir que la crainte peut corrompre, et contentons-nous, de profiter d’un peu de temps, en ce début d’été, pour faire des jeux. Des jeux de rôles, bien sûr, mais aussi des jeux tout simples, des jeux en famille. Il suffit d’une demi-heure pour faire une partie de cartes, une ou deux heures pour un jeu de plateau tel que Risk. Quand j’étais enfant, j’adorais les labyrinthes que l’on trouvait, ici et là, dans les revues estivales. Je m’imaginais toujours comment ce devait être à l’intérieur, la hauteur des murs, la couleur et les formes géométriques des dalles du sol, les pièges, naturels et technologiques, etc. Parfois, je partais du centre de labyrinthe pour rejoindre la sortie. Cela paraît plus facile, bien sûr, mais ceux qui ont lu L’Homme dans le Labyrinthe, de Robert Silverberg, un immense classique de la science-fiction (disponible en poche, allez-y), savent que ce n’est pas toujours le cas. J’ai vu, bien sûr, le film Cube de Vincenzo Natali, et le labyrinthe de La Coupe de feu dans J. K. Rowling m’a laissé un bon souvenir (tant à l’écrit qu’à l’écran). Les plus mystérieux restent pour moi les labyrinthes planétaires dans lesquels s’aventure le Père Duré du cycle d’Hypérion de Dan Simmons. Retrouvons donc cette tradition de l’imaginaire et de l’été, et, permettez-moi de vous amuser avec une modeste nouvelle, écrite en forme de clin d’oeil à l’oeuvre de Robert Silverberg, et qui témoigne de mon goût immodéré pour les pochades mythologiques. Elle a été initialement publiée dans le n°50 de la revue Galaxies.

L’autre dans le Labyrinthe

Le professeur David Osborne vérifia une énième fois la disposition des électrodes sur la tête de son cobaye volontaire, un étudiant en troisième année d’anthropologie, malingre et binoclard, du nom de Melvin Andler. Le jeune homme, assis sur une simple chaise de bois, ne bronchait pas malgré le poids, sans doute très inconfortable, de l’impressionnant amas de métal et de plastique qui le coiffait. 

« Tout mon système repose sur la notion de représentation, Melvin, vous comprenez ? »

L’étudiant eut un sourire timide. 

« Je crois que oui, Professeur. Il s’agit d’images mentales, n’est-ce pas ? »

L’air vaguement agacé, le savant se tourna vers l’un de ses assistants, penché sur un oscilloscope qui semblait dater de la dernière guerre mondiale.  

« Randall, où en êtes-vous ?  

– J’ai fini l’étalonnage, Professeur », répondit l’intéressé en mâchonnant son chewing-gum d’un air désinvolte.

Osborne le considéra longuement, comme s’il hésitait entre l’insulte et le compliment ; au final, il reporta son attention sur le cobaye.

« Je m’intéresse aux mythes. Aux légendes que chaque société produit et laisse derrière elle, comme le sillage historique de son destin. C’est un tout petit peu plus compliqué que des images mentales. »

Melvin Andler acquiesça, l’air concentré.

« Ce sont ces représentations culturelles qui me permettent de catapulter votre esprit en des temps oubliés ; je vais le reconnecter à des visions du monde issues du passé, mais toujours vivaces aujourd’hui. Vous allez, en quelque sorte, voyager à dos d’archétypes. »

Melvin Andler s’agita un peu sur sa chaise, mais se retint de tout commentaire. 

Bien sûr, il avait besoin de ces cinquante dollars que lui avaient promis les laborantins de l’équipe du Pr. David Osborne. La vie sur le campus de l’université d’Etat de San Francisco, n’était pas toujours facile. Acheter une voiture, payer son loyer, même modeste, tous les mois, s’acheter quelques fringues et de quoi manger, se payer une sortie au ciné du quartier avec sa copine, ça demandait tout de même des moyens. 

Le professeur continua ses préparatifs.

 À la trentaine d’électrodes déjà placées sur le treillis métallique coiffant Melvin comme un casque, furent ainsi rajoutés, sur les os temporaux du cobaye, les deux longs capteurs psycho-mnésiques en titane ressemblant à deux tubes à essai qui, selon Osborne, étaient supposés permettre, « l’ajustement des composantes sémantiques aux signifiants culturels ».

Le Professeur rajusta le casque de Melvin et le fixa d’un air sévère.  

« Monsieur Andler, vous avez lu les documents que nous vous avons fait parvenir la semaine dernière ? ». 

Melvin Andler leva fièrement le menton.

« En fait, Professeur, en tant qu’anthropologue, je connais bien les héros et les épopées qui composent la mythologie grecque. Cette dernière, faisait partie de mes cours fondamentaux de première année, vous savez. D’ailleurs, je… »

Le Professeur leva la main. 

« Ce n’est pas ce que je vous demande, Monsieur Andler. Avez-vous lu les documents ? 

Oui. 

Dans l’ordre indiqué ? 

Oui, mais… 

Et à voix haute, comme demandé ? 

Oui, Professeur.

Bien. Très bien.

Professeur, je voudrais juste… 

Taisez-vous ! »

Melvin Andler ouvrit la bouche pour insister, mais le geste impératif du Professeur l’en dissuada.

« Je crois que nous pouvons commencer, Randall ».

Le professeur prit la seringue que lui tendait son premier assistant, la leva à la hauteur de ses yeux et fit perler le liquide incolore qu’elle contenait. 

« Vous avez bien dosé le sérum, cette fois ? »

Randall se contenta d’acquiescer. 

Melvin, qui avait la gorge sèche, déglutit. 

            Le Professeur releva la manche du cobaye, tapota le creux du coude et, sans tergiverser, lui administra le contenu de la seringue. La dernière chose que l’étudiant-cobaye perçut fut le ronronnement électrique que faisait le boitier d’alimentation de l’oscilloscope.

            Il se trouvait dans un couloir rectiligne, dénué de toit. Au-dessus de lui, dans le ciel infini, brillaient des myriades d’étoiles. Il ne reconnaissait pas la forme des constellations, mais, il n’avait jamais été féru d’astronomie. De part et d’autre de sa position, des murs de pierre taillée limitaient son champ de vision jusqu’à une hauteur approximative de cinq mètres. Malgré la nuit avancée, l’air était doux, comme s’il s’agissait d’une fin de printemps.

Un peu désorienté, Melvin Andler baissa le regard. 

Le sol était composé de blocs de marbre admirablement ajustés. 

Il fit un pas en avant et réalisa que ses pieds étaient chaussés de confortables sandales de cuir. Il n’était vêtu que d’une tunique claire, d’un seul tenant, et serrée à la taille par une épaisse ceinture qui semblait du même cuir que ses sandales. Il tâta son corps, ses bras presque nus, et se découvrit athlétique. 

Un silence total régnait autour de lui.

            Troublé mais décidé à jouir de l’aventure, le cobaye se décida. 

Lorsqu’il atteignit le bout du couloir, il réalisa qu’aucune issue ne s’ouvrait dans la pierre, ni devant lui, ni à droite ni à gauche. Légèrement irrité, il rebroussa chemin, dépassa son point de départ, et continua jusqu’à atteindre un embranchement à angle droit. 

            Son pied droit heurta quelque chose de léger. 

Il ramassa l’objet, qui était doux au toucher. 

Ses yeux s’accoutumant petit-à-petit à la pénombre, il identifia ce dont il s’agissait : une petite navette de bois autour de laquelle avait été enroulé un fil, de soie, dont la couleur exacte était difficile à déterminer. Bleu nuit, probablement. 

Le fil dévidé se perdait dans la nuit, du côté gauche.

Il décida de le suivre et, tout en le rembobinant, arriva, en quelques minutes, à un autre embranchement qui. Suivant le fil, Melvin partit à nouveau vers la gauche et se trouva dans un nouveau corridor. Il passa sous trois arches successives, puis suivit une série de couloirs courbes qui semblaient s’enrouler sur eux-mêmes, mais qui le menèrent à un autre embranchement. Il eut la certitude qu’il se trouvait dans un labyrinthe. 

Au fond de lui, deux hypothèses contradictoires se firent jour. 

L’une, à l’attrait presqu’irrésistible, lui disait qu’il se trouvait sur l’île de Crète, tout près de la ville de Cnossos, dans le fabuleux labyrinthe du roi Minos, conçu par l’architecte Dédale afin que nul ne puisse jamais s’en échapper. 

L’autre, plus rationnelle, lui disait qu’il se trouvait dans une somptueuse villa athénienne, appartenant à un riche armateur eupatride, qui avait fait bâtir un labyrinthe dont l’architecture imitait celui de la légende de Thésée. 

Le cobaye se morigéna.

Le professeur avait parlé de représentations culturelles, mais, à aucun moment, à moins que Melvin ait mal compris, il n’avait été question de voyager dans des lieux légendaires. Le récit des exploits du fils d’Égée, transmis par divers auteurs antiques, était plutôt un marqueur de l’époque, un point d’ancrage culturel. Si le saut avait fonctionné, Melvin se trouvait quelque part en Grèce, sans doute dans le Péloponnèse, plutôt à l’âge classique. Époque florissante à laquelle, précisément, la diffusion du mythe du Minotaure faisait partie des marqueurs culturels de la civilisation grecque. 

Le cobaye, fier de son raisonnement, s’apprêtait à continuer son exploration lorsqu’un hurlement de douleur et de terreur absolue retentit. Il se répercuta si bien sur les parois de pierre qu’il sembla durer indéfiniment. 

Zut. Cela cadrait assez mal avec l’hypothèse n°2. 

Il s’efforça de maîtriser son tremblement, mais, comme obéissant à une volonté étrangère, sa main droite lâcha la navette qu’elle tenait et se referma sur la garde d’une épée que, jusque-là, il avait portée, glissée dans sa ceinture, presque sans en avoir conscience. Et, alors que tout l’aurait poussé à la fuite, le cobaye se mit à courir, à toute vitesse, dans la direction du hurlement qu’il avait entendu. Celui qui avait été nommé Melvin Andler, dans une autre ligne temporelle, sentit qu’il perdait le contrôle sur son corps d’emprunt et sur les événements. Esprit parasite venu d’un futur lointain, il n’était plus que le passager d’une âme impavide bien décidée à accomplir le destin que les dieux lui avaient tracé.

L’hypothèse n°1 se déversa comme un torrent dans l’esprit du cobaye.  

Le corridor s’élargit et le Héros se précipita dans une sorte de jardin agrémenté d’une fontaine de marbre sculpté. Du rostre clair, veiné de noir, et dressé vers le ciel, d’un Léviathan majestueux, jaillissait une eau limpide qui retombait en clapotant dans la vasque circulaire de la fontaine. 

Le Héros au souffle tranquille regarda autour de lui. 

Il n’y avait nulle trace de victime, nul cadavre démembré. Le sang, s’il avait été ici versé, avait disparu, comme sublimé par la clarté lunaire. Aucun monstre ne semblait hanter les lieux. Pourtant, il avait distinctement entendu le hurlement. 

« La peur n’a pas de place dans mon cœur », s’entendit-il déclamer. 

Et il s’avança vers la fontaine, d’un pas sûr, et, posant son arme à ses côtés, s’agenouilla, et approcha son visage de la face miroitante de la vasque claire. 

Et, à cet instant, le cœur du cobaye et celui du Héros se figèrent de concert. Car ce qui se reflétait dans l’eau de la fontaine, n’était pas le visage noble et harmonieux d’un Thésée, mais celui, hideux, du Minotaure. Un être contre-nature, dont la face ravagée par la vermine, était surmontée d’une sorte de casque militaire d’où sortaient des cheveux filasse, maladifs, et deux grandes cornes pointues, destinées à déchiqueter les chairs, à percer la poitrine de ses ennemis, à défoncer des portes en bois massif. Pires encore étaient ses yeux, démesurés, vitreux, comme dédoublés, et rendus fixes par un regard déformé par la haine de l’humanité et la soif de sang et de vengeance. 

Le Héros sut ce qu’il avait à faire. 

D’une main ferme, il se saisit de son arme et la retourna contre lui.

La dernière chose qu’entendit le cobaye fut le craquement des vertèbres, lorsque la lame, après avoir traversé les chairs et les organes, vint se ficher entre elles et sous la violence du coup, les faire éclater.

            « Allons, jeune homme ! Reprenez-vous ! »

            La voix du Pr. David Osborne tremblait et ses mains se crispaient sur les épaules agitées de soubresauts du jeune étudiant qui lui avait servi de cobaye pour une poignée de dollars. Tout à son effort, le professeur laissa échapper la fiole de sels qu’il tenait entre ses dents serrées. Elle roula le long du sweat-shirt de Melvin Andler, qui arborait fièrement les couleurs de l’Université d’Etat de San Francisco, bleu soutenu et or vieilli, et explosa au sol avec un son cristallin, libérant d’intolérables effluves.

            « Je suis le Minotaure ! », hurla l’étudiant, ses mains cherchant la garde d’un glaive qui n’existait pas et ses yeux exorbités fixant le plafond du laboratoire. Ses pieds raclaient le sol de la salle, comme les sabots d’un animal fou de rage. 

            Randall se précipita pour aider le professeur à immobiliser le jeune homme vociférant. 

            Finalement, ce dernier parut se calmer.

            « Je crois qu’il sort de transe, Professeur », dit Randall. 

            Petit-à-petit, les yeux de Melvin Andler cessaient de fouailler l’invisible.

            « Voilà, mon petit, c’est fini », dit le Professeur Osborne.

            D’un geste paternel, il caressa le front de l’étudiant en anthropologie. 

            « Vous m’avez fait peur,  Melvin », ajouta l’homme de sciences. 

            Le Minotaure le dévisagea.

            « Je me sens beaucoup mieux, mentit-il. 

Savez-vous où vous êtes, en quelle année nous sommes ? 

Oui. À Frisco, dans votre labo, et nous sommes en 1975. Le 15 janvier. »

Le poids qui pesait sur les épaules voûtées du professeur Osborne sembla s’évanouir, et instantanément, son esprit se remit en marche.  

« Qu’avez-vous vu, Melvin ? »

Le Minotaure lui fit un grand sourire.

            « J’ai marché dans le Labyrinthe de Dédale, dans le palais de Minos… »

            David Osborne eut un sourire sans joie.

            Il se redressa, et se tourna vers son assistant, qui lui aussi avait lâché le cobaye. 

            « Notez bien la date, Randall : c’est encore un échec. »

            Le Minotaure secoua la tête, très lentement.

            « Vous vous trompez, Professeur. J’ai marché dans le labyrinthe, j’ai trouvé un jardin, et j’ai vu le visage du Minotaure ! »

Le cobaye avait saisi le bras du professeur et le serrait à présent de toutes ses forces. 

« Je l’ai vu, Professeur. Dans la fontaine. Et c’était moi ! »

Le Professeur tenta de se dégager.

« Il faut absolument que j’analyse ce qui n’a pas marché, dit-il d’une voix qui faiblissait déjà. Il me faut du temps. Randall, vous voulez bien accompagner cet étudiant à l’infirmerie, afin qu’on lui donne un sédatif ? »

L’assistant s’avança, muscles bandés. 

Le Minotaure le lui laissa aucune chance. Sans lâcher le professeur Osborne, il se releva d’une ruade, puis, se saisissant du lourd oscilloscope qui se trouvait juste à côté de lui, il l’abattit de toutes ses forces sur le crâne de Randall qui tomba, inanimé, sur le sol. 

            Le professeur Osborne se mit à hurler comme un enfant terrifié.

            D’un majestueux coup de corne, le Minotaure lui fractura le crâne et la mâchoire, puis, laissant derrière le corps désarticulé, il se dirigea vers la sortie. Les autres laborantins s’enfuirent devant ses pas. D’un bond, le Minotaure les rattrapa. Ils n’eurent pas le temps de souffrir, pris par surprise par cette mort archétypale. 

Le Minotaure sortit du laboratoire en baissant la tête, afin que ses cornes passent sous le chambranle. Un simple coup d’œil, à droite et à gauche, lui dévoila le dédale des couloirs, d’escaliers et la théorie des salles, caractéristiques de tout bâtiment universitaire. La créature mythologique comprit qu’elle était simplement de retour chez elle. Le Labyrinthe l’avait suivie, à travers le temps, et les représentations. 

Le Minotaure flaira l’air, à la recherche d’effluves de courage, de détermination. 

Ce qu’il cherchait, bien sûr, c’était Thésée.

Il renâcla, et se dirigea vers l’aile des sciences sociales.