
3. Have Torchship – Will Travel.
La pesanteur artificielle à bord du Columbus est parfaite : zéro fluctuation. L’équipage s’y est acclimaté en deux temps trois mouvements. Certes, le décollage a été rude, et aucun des quatre passagers n’a son brevet de pilote. Mais, cela n’a aucune importance : l’accélération et la trajectoire sont monitorées par le cerveau positronique conçu par Asimov lui-même. Et, Robert le sait : rien de fâcheux ne peut arriver sous l’empire des Trois Lois. Il n’y a que dans les nouvelles d’Isaac que les robots s’égarent. Le cerveau positronique du Columbus est l’un des deux seuls qui existent, pour l’heure. Son « jumeau » se trouve dans le laboratoire de son concepteur. Isaac Asimov a programmé les deux pour amener le vaisseau jusqu’à la Lune, le poser à l’endroit prévu, et l’en faire repartir dans des conditions optimales de sécurité. Le risque d’erreur humaine est donc tout à fait écarté. Et c’est, sans aucun doute, la clef de la conquête spatiale à venir.
Irving Pichel, son Auricon 2000 à l’épaule, s’est détourné de la nuit infinie piquetée d’étoiles, que dévoile l’unique hublot de vitracier de la fusée, et filme, sur une bobine de seize millimètres, ses compagnons, affairés à préparer l’alunissage.
Virginia Heinlein se tourne vers lui, agitant deux doigts en ciseaux.
« Coupez donc, cher Irving, et venez plutôt m’aider à déplacer les scaphandres ».
Le réalisateur s’exécute de bonne grâce, non sans avoir soigneusement arrimé sa caméra expérimentale grâce au velcro de la paroi. Cette nouvelle matière, née de la science des Ingénieurs, dispose d’un formidable pouvoir adhésif. Sa commercialisation n’est prévue que dans cinq ans.
« Je tiens à vérifier mon set de réactifs avant l’alunissage », dit Virginia, concentrée.
À l’instar des deux autres hommes à bord, Irving Pichel sait que Madame Heinlein, née Gerstenfeld, a passé haut la main tous les tests de résistance physique. Outre son doctorat en biochimie qui la désigne, c’est elle, qui a suivi des cours de programmation d’Asimov. Une semaine avant le décollage, elle a baptisé « Daniel », le cerveau positronique, en clin d’œil au prophète biblique que le roi Darius avait jeté dans la fosse aux lions. Dans cette cabine exiguë, qu’une simple épaisseur d’acier martelé sépare du vide glacé de l’espace, elle est déjà, le symbole d’une humanité nouvelle, libérée de la gravité et du doute.
Robert s’approche.
« Ma chérie, je peux m’en charger, si tu veux.
« Non, Bob. Toi, tu prends des notes, c’est ton rôle, souviens-toi !
« Oui, M’dame », répond le mari tancé, avec un petit salut militaire.
Il rouvre son carnet.
Pensif, il le feuillette à rebours, relisant des notes prises il y a plus d’un an. Il en avait fallu du temps pour mettre d’accord tous les acteurs du projet. Convaincre les sages des Ingénieurs Cosmiques, d’abord, de révéler une partie de leur projet aux géants d’une industrie cinématographique qu’ils considéraient comme vulgaire. Jack Williamson, Donald A. Wollheim, et l’unique membre extérieur du Continuum, le britannique Éric Frank Russel, avaient spontanément apporté leur appui à la proposition de Heinlein. Mais Alfred Elton Van Vogt avait tenté d’opposer un véto. Au final, c’était l’intervention de Gernsback lui-même qui avait été décisive. Robert avait su trouver les mots face au vieux président d’honneur. Il lui avait rappelé les futurs qu’il décrivait aux premiers temps d’Amazing Stories : « Nous voyons l’homme du futur (…) voler avec légèreté ». Et si c’était sur la Lune et en Technicolor™ ? avait suggéré Robert. Tout cela avait paru être une excellente idée à celui qui avait commencé son parcours d’éditeur confiné dans un garage.
Puis, il avait fallu convaincre George Pal, en personne. Beaucoup plus délicat, considérant que, outre le mépris réciproque entre le grand écran et les petites revues, la plausibilité scientifique du récit n’était pas un critère de réussite commerciale. Or, le projet de Robert Heinlein imposait la première. C’était sa raison d’être. Pal n’était guère excité par le voyage vers la Lune ; il le jugeait ennuyeux même. Il avait fait valoir que le Frau im Mond, réalisé par Fritz Lang, en 1929, n’avait pas autant fasciné le public que les Aventures du Baron de Münchhausen, de Méliès. Toutefois, Robert avait su, là encore, mettre l’accent sur un point important du projet : les effets spéciaux. Voilà un défi à la hauteur d’un grand producteur ! Un film entièrement tourné en effets spéciaux, grâce à des techniques, dont la plupart restait à inventer, et qui marqueraient, voire orienteraient, toute l’histoire du cinéma de science-fiction ! Et Pal, galvanisé, avait recruté Lee Zavitz. L’homme était déjà connu à Hollywood pour son travail sur Autant en emporte le vent, de Victor Fleming, en 1939. Heinlein s’était sagement retenu de commenter ce choix. Et il avait bien fait ! Zavitz, qui croyait déjà à l’inéluctabilité de la conquête spatiale, avait été cependant déçu en comprenant qu’il ne ferait pas partie du voyage jusqu’à la Lune ; qu’il ne ferait que retravailler les prises de vue rapportées par Pichel, pour les rendre plus acceptables par le public. Mais Robert savait comment consolider son enthousiasme. Ils avaient dîné en tête à tête, dans un restaurant mexicain. Et, dès le lendemain, à la première heure, un café à la main, les yeux brillants, Zavitz avait déboulé dans les studios de George Pal en déclarant, avec un sourire triomphal, qu’il visait un Oscar pour les effets spéciaux de « Destination Moon », le film de science-fiction le plus réaliste de l’histoire d’Hollywood !
Ce que personne ne savait, à part Virginia, c’est que le Continuum avait accordé à Robert le droit d’adouber Lee Zavitz, bien que ce dernier ne fût, ni un auteur, ni même un scientifique. Zavitz était donc devenu, ce soir-là, entre deux tortillas, un « Technicien Cosmique », au sens propre, qui pourrait, toute sa vie, servir la cause de l’intérieur. La proposition avait été si belle, qu’il n’avait même laissé son interlocuteur à moustache finir sa phrase.
« Vendu ! » avait déclaré Lee, en se levant brusquement, en s’attirant tous les regards, dans une salle pourtant accoutumée aux facéties locales.
Robert referma son carnet et se laissa aller contre le métal qui défiait le vide.
4. The man who sold the Moon.
Sous le regard amusé de Robert Heinlein et de George Pal, Irving Pichel filme la désolation qui l’entoure.
Le réalisateur est dans un état second depuis que le Columbus s’est posé, guidé par son cerveau positronique, dans une vaste région de plaines proche d’un cratère d’impact nommé Harpalus, en hommage à un astronome grec. Se servant en virtuose de son Auricon 2000 et d’une pellicule révolutionnaire développée par les Ingénieurs Cosmiques, il filme un royaume de silence, de roche et de régolithe. Sous l’effet de la pesanteur réduite, ses mouvements de caméra sont d’une fluidité inattendue. Il ressemble à un danseur, ivre de sa propre grâce.
Sa voix, un brin aiguë, résonne dans les récepteurs radio des scaphandres de ses compagnons.
« C’est… merveilleux ! L’absence d’air, la pureté de la lumière, rend chaque détail si net. Je veux rester ici à jamais.
« Concentrez-vous, Irving, dit George Pal. Cette pellicule est particulièrement coûteuse et nous n’avons pas le temps pour une deuxième prise !
« C’est vous qui payez, George.
« Je ne vous le fais pas dire !
Robert Heinlein ne peut guère écrire dans son scaphandre, alors il serre fort la main de son épouse, qui se tient à ses côtés. Ils dévorent le paysage des yeux, fascinés d’être là où, jusqu’à cet instant précis, régnaient en maîtres les rêves et les mythes.
Virginia s’adresse, par radio, au cerveau positronique du Columbus.
« Daniel, combien de temps avant la fin du déchargement ?
« 17 minutes, Madame.
Virginia Heinlein se tourne vers son mari, et esquisse un petit salut.
« M’accorderez-vous cette danse, Monsieur ? »
Le sourire rayonnant de Robert est une réponse satisfaisante.
Ils s’élancent, d’abord en tâtonnant, puis avec de plus en plus d’assurance, dans une valse silencieuse. À chaque impact silencieux de leurs pieds avec le sol, ils s’élèvent le long d’une gracieuse parabole avant de laisser la gravité les ramener au régolite, sur lequel s’impriment leur joie d’être un couple dansant.
« Attention, Robert. Nous n’irons pas vous chercher sur la face cachée de la Lune », dit George Pal, d’une voix qui hésite entre l’amusement et l’envie.
« N’ayez aucune inquiétude, Virginia, Robert est un excellent danseur ! ».
Irving Pichel, lui, agite fièrement sa caméra.
« Robert et Virginia, j’ai une idée. On fera passer ce moment pour un instant volé dans le making-of de « Destination Moon ». Lee Zavitz nous fera un petit montage avec vous deux sans scaphandre, et vous aurez quand même votre souvenir, qu’en dites-vous ?
« Ce sera magnifique, dit Virginia.
Puis, Robert Heinlein, l’air inspiré, se place face au producteur, accroche son regard.
« George, je crois que je tiens mon scénario.
« Ah, déjà ? répond le producteur, un rien inquiet.
« Ce sera une simple question de poids, de gravité…
« Comment ça ? Vous parliez d’une aventure humaine… Je ne veux pas un cours de physique, attention. C’est du cinéma, il faut me raconter une histoire !
« La voici, reprend Robert. Un équipage de trois hommes s’envolera. L’alunissage réussira, mais la fusée manquera de carburant pour le chemin du retour. Sans doute parce que, les personnages auront gaspillé de l’énergie. Et, à l’heure du retour pour la Terre, ils n’auront que deux possibilités : mourir ensemble à la surface de la Lune, ou sacrifier l’un d’entre eux.
« Ils risqueront la mort, alors ?
« Oui, bien sûr.
« J’aime le côté tragique, mais, attention, il faut délivrer un message positif.
« C’est bien pourquoi, ils opteront pour une troisième voie, qui marquera le triomphe de l’intelligence dans le respect de la morale et des mathématiques.
« Et tous rentreront sur Terre ?
« Sains et saufs, grâce à un simple calcul qu’on apprend à l’école ».
Le sourire s’élargit sur le visage poupin du producteur hollywoodien, qui frappe dans ses mains d’une joie presqu’enfantine.
« À la bonne heure ! Rentrez vite dans le Columbus, pour coucher tout cela sur le papier ! »
Robert, à son tour, laisse sa satisfaction s’exprimer, car il vient, tout en présentant son projet de scénario, de trouver des idées pour au moins deux romans à venir.
« Regardez, regardez ! »
La voix de Virginia le sort de son for intérieur et il réalise qu’il n’a même pas pris le temps d’observer ce qui, au fond, à la surface morte de ce satellite qui n’a jamais fait que refléter les rêves de l’humanité, est le plus important. Son épouse, d’un doigt énorme, boudiné par son gant de scaphandre, désigne l’orbe bleuté, rigoureusement immobile dans le ciel lunaire. Si fixe, qu’on pourrait l’encadrer, en faire une œuvre d’art cosmique.
« Comme notre planète est belle… », murmure Irving Pichel.
Ce n’est que plusieurs heures plus tard, que le réalisateur se rend compte qu’il a oublié de filmer la Terre vue de la Lune.