Destination Moon (1/2)

Entre deux articles terminés, l’un sur les mondes-prisons dans la science-fiction, et l’autre sur la place des avocats dans les contes judiciaires, et p’tite une nouvelle napoléonienne à la sauce égyptienne, je retombe sur le troisième texte des Ingénieurs Cosmiques que j’avais envoyé à Bifrost il y a bien plus d’un an, rêvant qu’il soit dans le spécial Lune. C’est un hommage à Heinlein, bien sûr, mais aussi un clin d’oeil à ces fabuleuses revues américaines des années 1930-1950. Je l’ai pas mal retravaillé, je vous le partage, comme un cadeau pour vous évader pendant les vacances (et puisqu’il y a deux semaines, pour les scolaires, je vous la livre en deux parties). J’adore la scène d’accroche dans le bureau de Campbell, qui parlera aux passionnés. Veillez sur vous, et ne lâchez rien. Il est bientôt de retour le temps des conventions 😉 !

  1. The editor was a dope.

John Campbell est assis derrière son bureau et il a sa tête des mauvais jours. Ses yeux brillants sont à la recherche d’un objet à désintégrer ; son stylo s’agite entre ses dents comme doté d’une vie propre. Dans le soleil déclinant, qui perce à travers de hautes vitres de son bureau, sa coupe en brosse se teinte de reflets d’argent terni. 

Robert Heinlein a tout juste le temps de prendre place dans le vieux fauteuil de cuir qui lui fait face, que l’éditeur lui jette au visage un exemplaire, à moitié déchiré, du Saturday’s Evening Post.

« Qu’est-ce que c’est que ces conneries, Bob ? », éructe John Campbell. 

Robert, l’objet martyrisé entre ses mains, se tient coi.

Il sait que rien ne sert d’argumenter, tant que le torrent d’injures ne se sera pas tari. 

L’éditeur frappe du poing sur le bureau.  

« Cela fait dix ans, mon ami, que j’ai pris la direction d’Astounding Stories. Dix ans ! J’ai mené des tas d’auteurs, de l’ombre à la lumière, de l’anonymat à la gloire. Vous êtes arrivé de votre Missouri natal, bigot et étriqué, affublé d’une carrière militaire avortée, d’un parcours de politicien raté, et avec, en tout et pour tout, une misérable nouvelle qui, sans les conseils de votre épouse, aurait été illisible. »

Robert Heinlein encaisse.

« Un cas désespéré, Robert. Voilà, comment ça s’appelle ! En moins de trois ans, de l’été 1939 au printemps 1941, j’ai fait de vous l’un des fleurons d’Astounding. De « Ligne de Vie » à « La logique de l’empire »,  vous avez conquis le public, et envoyé à la casse tous les « pulpsters » de Gernsback. Tout ça, grâce à mes conseils. Oseriez-vous le nier ? » 

Robert Heinlein plonge son regard dans les yeux de lave de l’éditeur.

« Pas le moins du monde, John », dit-il.

Campbell se lève, va jusqu’à la porte de son bureau, et elle claque avec le bruit d’une bombe. Et, malgré son surpoids, il revient au pas de course.  

«  Et, pendant la guerre, crache-t-il, en reprenant sa place, je vous ai confié le jeune Asimov. Vous en avez fait un Ingénieur. Vous avez monté les échelons plus vite que n’importe qui. Et maintenant, vous me trahissez ? Et deux fois en plus ? »

Robert Heinlein regarde l’exemplaire déchiré du Saturday Evening Post. Il est daté de la veille, le 26 avril 1947. 

Il ressent une fierté qu’il ne saurait dissimuler. 

 « John, dit-il, il ne s’agit pas d’une trahison, mais d’une victoire.

 « Une victoire ? Pour vous, peut-être… 

 « Pour moi, oui. Pour la science-fiction, aussi. Pour tous les Ingénieurs. »

John W. Campbell frémit. 

« Pas pour Astounding Stories, toujours, dit-il, avec amertume.

Soudain, l’éditeur semble se calmer, comme un requin s’éloigne avant de revenir. 

« Vous êtes un professionnel, Bob. Dois-je vous rappeler que j’ai les droits exclusifs pour toutes vos nouvelles de l’Histoire du Futur ? Y compris celles à venir, qui… » 

  Robert Heinlein le coupe.

« Oh, non, John ! Pas du tout ! Les textes que vous avez payés rubis sur ongle sont à vous, et je m’en réjouis, car votre revue est la meilleure sur le marché. Mais je n’ai concédé aucun droit sur mes textes à venir. Y compris sur ceux appartenant à l’Histoire du Futur.

 « C’est pourtant un cadre narratif dont je revendique la paternité », dit Campbell. 

C’est au tour de l’auteur de serrer les poings. 

 « C’est encore à voir », dit Robert d’un ton froid. 

La tension entre les deux hommes fait monter la température de la pièce.  

D’un coup de menton, John Campbell désigne l’objet du délit. 

« Le jockey de l’espace », vraiment ? Qu’est-ce que c’est que ce titre ridicule ? Où est passée votre ambition spéculative ? Vous galvaudez le message des Ingénieurs Cosmiques. Et dans quel but ? Pour de l’argent ! »

L’éditeur ressemble à un Inquisiteur, mais Robert, sûr de son bon droit, a retrouvé son calme.

« Vous vous trompez, John. Si j’ai publié « Les vertes collines de la Terre », il y a deux mois, et si j’ai recommencé avec « Le jockey de l’espace », ce n’est pas par appât du gain, mais par lucidité. Une lucidité que je suis surpris de ne pas voir à l’œuvre chez vous, John. 

L’éditeur a imperceptiblement vacillé. 

Robert sait qu’il a gagné. 

Mais il en conçoit une certaine tristesse. 

« John, reprend-t-il, la guerre a tout changé ! La bombe atomique a réduit le monde, l’espace et le temps à des quantités finies, mesurables. Annihilables.Le temps presse. Les Ingénieurs Cosmiques ne peuvent plus se contenter de diffuser des connaissances scientifiques et d’applications d’avant-garde à une élite. 

 « Ainsi vous remettez en cause le projet initial de Gernsback et de Tsiolkovski ? 

  « Et alors, s’agit-il d’un dogme ? Avons-nous renoncé à la Raison ? »

Campbell parait accuser le coup.

« Non, bien sûr. D’ailleurs, ce projet, je l’ai moi-même étendu aux sciences sociales. 

 « Et vous avez bien fait. Mais il faut aller plus loin, John. » 

Campbell se laisse aller dans son fauteuil, réunit ses mains en pyramide. 

« Que proposez-vous ? 

 « Il faut élargir la cible ! Éduquer le grand public ! Avec la prolifération de l’arme nucléaire, se sera l’Expansion ou l’Extinction. Une poignée d’ingénieurs et d’érudits ne suffira pas à conjurer la seconde. Il faut donner au peuple américain les moyens intellectuels et politiques d’embrasser l’Âge de l’Espace. Le message doit entrer dans chaque foyer, en passant par les magazines généralistes.

  « La science-fiction sur papier glacé, souffle Campbell, ironique. L’espace entre une publicité pour le savon et la liste des matchs de la saison, vraiment ? 

  « C’est le public qui doit choisir lui-même. Et je ne vais pas m’arrêter là, John. D’autres supports de diffusion sont à conquérir, à commencer par le plus important de tous : le cinéma. »

John W. Campbell écarquille les yeux, sidéré par l’audace. 

« Le cinéma, maintenant ? 

 « Le plus grand medium artistique que l’esprit humain ait développé. Il est fait pour la science-fiction, vous ne le voyez pas ? C’est par le cinéma, j’en ai la conviction, que sera popularisé le voyage spatial ! »

Robert se lève d’un bond, fait quelques pas dans le bureau.

« Il nous faut plus que des Ingénieurs Cosmiques, à présent. Il nous faut des Réalisateurs Cosmiques ! »

John W. Campbell joue avec son stylo, pensif. 

La nuit tombe quand, finalement, l’éditeur se penche en avant. 

« Je crois que je vous comprends, Bob. Peut-être même pourrais-je être d’accord avec vous, en tant qu’Ingénieur. Mais, justement : en avez-vous parlé au Continuum ? Les Sept Sages ont-ils donné leur aval ? » 

Robert Heinlein, le Post toujours à la main, revient vers le bureau et se place face à John Campbell. Dans la lumière chiche de la petite lampe posée sur le bureau surchargé de documents, les deux hommes ressemblent à des faunes grimaçants. 

« Pas encore…, dit l’auteur. 

 Et s’ils refusent de valider cette nouvelle stratégie ? »

Robert regarde son interlocuteur droit dans les yeux, en frère.  

« Alors, je partirai ».

2. The woodpecker has a gun.

Sur l’écran, un pivert à plumage bleu et à crête rouge s’avance en sautillant. Coiffé d’un haut-de-forme noir incongru, il tient un parapluie fermé, inutile en plein désert. 

L’oiseau part d’un rire qui monte, descend, et se répète.

Dans la pénombre de la salle de projection, le public s’agite un peu. 

Assis à côté de sa nouvelle épouse, Virginia, Robert Heinlein observe chaque réaction, sur les visages, à sa droite et à sa gauche : ce sont ceux d’hommes d’affaires, d’industriels établis, de magnats de la presse, qui n’ont guère l’habitude de se concentrer sur un dessin animé. 

Certains, qui s’attendaient sans doute plutôt à un discours, font mine de se lever, mais, malgré eux, leur regard reste accroché par les gesticulations absurdes du pivert animé. 

Robert a confiance. 

Le projet qu’il porte, au nom des Ingénieurs Cosmiques, a été bien préparé. Cela lui a pris plus de deux ans. À ses côtés, Virginia, dans une très belle robe du soir rehaussée d’un collier de perles, se serre contre lui. Elle partage son excitation, mesure l’importance du moment. 

À l’écran,  le pivert s’empare d’une carabine. 

Il tire. 

Le recul de l’arme l’envoie tournebouler, les spectateurs rient. 

Mais, sur la suggestion d’une voix « off », l’oiseau se met à tirer coup sur coup vers le sol, et, en réaction, il s’élève dans l’air, lui-même surpris par la puissance de propulsion de l’arme à feu. 

Dans la salle, le silence revient, attentif. 

Au premier rang, Walter Lantz s’agite de contentement. Le cartooniste d’Hollywood est le créateur de ce Woody Woodpecker, cet oiseau de celluloïd, qui est chargé, ce soir, de faire passer le message des Ingénieurs Cosmiques. Et, il y réussit, manifestement. 

La carabine de Woody vient d’être remplacée par une fusée.

Le pivert y prend place. 

Destination : Lune. 

Boum, boum, boum, l’oiseau s’envole sur sa carabine spatiale à ailettes. 

En chemin, il s’offre même le luxe d’une petite sortie extravéhiculaire grâce à un scaphandre spatial qui, officiellement, n’existe pas encore.  

Robert esquisse un discret sourire de satisfaction, en se remémorant les expériences qu’il a menées, durant la guerre, aux côtés d’Asimov et de Sprague de Camp, à la Naval Air Experiment Station. Hélas, aucun des deux Ingénieurs n’est présent ce soir. Trop occupés à accomplir leurs propres missions, sans doute.

Sur l’écran, la fusée atteint Lune.

Elle se pose, après avoir opéré un basculement à 180 degrés, utilise son propre moteur pour freiner sa chute. Woody point le bout de son bec, constate qu’il n’y a rien à faire sur ce satellite sans vie et sans air, et repart illico vers la Terre, où sa fuse se pose en douceur grâce à une série de parachutes.    

La séquence se termine. 

Lorsque la lumière revient, les applaudissements fusent. 

Le vice-amiral Caleb Laning, ami proche de Robert Heinlein se lève, comme convenu, et, défroissant son smoking d’un geste machinal, demande qu’on arrête le projecteur. 

Droit, comme à la parade, il s’adresse au public :  

« Messieurs, la première nation qui atteindra la Lune contrôlera la Terre ». 

Une forêt de bras se lève, les questions pleuvent, la discussion s’engage. 

Robert Heinlein lui adresse un signe d’encouragement. 

Il y a deux ans, les deux hommes ont publié dans Collier’s magazine, un article de prospective sur le vol spatial : « Flight into the future ». Ils y développaient l’hypothèse que, dans vingt ans, il y aura des villes sur la Lune, ou plutôt dans la Lune, avec l’air conditionné dans des appartements convenablement pressurisés, de l’eau et la nourriture acheminées depuis la Terre ; et, bien sûr, des vols réguliers décollant depuis la Lune vers Mars ou les planètes extérieures, en tirant profit de sa gravité réduite. Cal et lui avaient même prévu la création d’un corps d’élite de pilotes spatiaux. 

Mais, ce soir, Caleb n’exposera rien de tout cela. 

Il se contentera de répondre aux questions, souvent très terre-à-terre, de ces hommes d’argent, d’action et de négociation. Car, l’enjeu est là : si les industriels présents sont convaincus de la faisabilité technique et de l’intérêt économique du vol spatial, alors le destin de l’Amérique, et par ricochet de l’humanité, changera. Au sortir d’une guerre mondiale qui a enseveli les usines sous les bombes et noyé les ambitions dans le sang, c’est d’abord l’excitation de la grande entreprise qu’il faut faire renaître. 

Robert se penche vers Virginia. 

« Ils ne se laisseront pas convaincre facilement », murmure-t-elle, devinant ses pensées. 

Il acquiesce, observant de petits groupes de discussion se former, nimbés par la fumée d’un cigare. Caleb Laning navigue de l’un à l’autre, perdant, petit-à-petit le contrôle de la soirée. C’était prévu. Il faut laisser les germes du futur grandir dans les esprits entreprenants. Un militaire qui cherche des financements privés, ce n’est jamais très facile, Robert ne le sait que trop bien. Dans une demi-heure, une heure au plus, tout le monde sera reparti, mais peut-être que demain, après-demain, des appels, des propositions viendront…

Discrètement, l’auteur de science-fiction se tourne vers l’arrière de la salle, tout en passant le bras autour des épaules de Virginia, comme un adolescent amoureux pressé d’embrasser la fille qu’il a invitée au cinéma. 

Il est le seul à le savoir, à l’exception de Virginia, mais, dans le mur du fond, une caméra cachée filme toute la salle. Et, derrière l’objectif, se tiennent, sans doute surexcités, un grand producteur et un cinéaste hollywoodien, qu’il a su convaincre de s’engager dans un projet fou. Ensemble, ils vont tourner un long-métrage qui changera le regard du public américain sur la Lune. Une œuvre qui ne serait pas envisageable, sans les formidables avancées technologiques des Ingénieurs russes d’Akademgorodok. Un film de science-fiction réaliste, dont Robert a trouvé et imposé le titre dès la toute première réunion de travail, il y a moins de deux mois,  dans le bureau de George Pal. Un film, dont le tournage vient de commencer, en prises de vue réelles. 

Woody Woodpecker, sans doute, ne retournera sur la Lune. 

Mais, l’humanité est quand même un peu plus persévérante qu’un pivert.

[à suivre]

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