« Il y a synthèse totale, quand la représentation d’un objet, la perception d’une nature quelconque est confrontée et saisie dans son rapport avec la représentation d’un sujet et de ses exigences. La conscience se connaît alors tout entière dans cette synthèse. Elle n’est plus spécialement objet, comme dans l’oeuvre de science, ou spécialement sujet, comme dans l’action, mais objet et sujet tout ensemble, assimilation de l’objet par le sujet et accommodation du sujet à l’objet, en bref adaptation et même identification de l’un à l’autre, comme si elle revenait, au terme de son progrès, à l’unité affective de cette phase syncrétique qui en avait marqué les débuts. C’est alors seulement qu’elle s’éprouve pleinement elle-même comme conscience. Autrement dit, ni la représentation théorique, ni même la représentation pratique, ne sont conscience achevée. Seule la représentation esthétique détient ce caractère, ce qui revient à affirmer que l’être conscient n’est tout entier, ni dans ses connaissances, qui sont, par leur objectivité même, ce qu’il y a de plus extérieur à lui, ni même dans ses actes, par lesquels il ne s’exprime jamais entièrement, mais seulement dans ses émotions, dans ses sentiments, dans ses dispositions affectives, dans sa vie ou dans sa représentation esthétique de lui-même et des choses. »
Cet extrait du Traité de pédagogie générale de René Hubert (coll. Logos, P.U.F., Paris, 1965) est daté. Il appartient viscéralement à son contexte historique et culturel. En plus dans le style, il m’évoque irrésistiblement un récit d’Alfred E. Van Vogt, c’est drôle. Mais, il me fait malgré tout réfléchir. En fin d’année, je jette un regard rétrospectif sur les moyens pédagogiques que nous avons tous employés (Zoom, etc), et sur les fins pédagogiques que nous affichons, et qui procèdent parfois d’injonctions institutionnelles plus ou moins affirmées, plus ou moins suivies. Ce mot « esthétique », que je serais tenté de remplacer par « forme » ou même « procédure », en tant que juriste de formation, fait aussi écho à ce que j’ai toujours essayé de faire dans mes cours : faciliter l’accès aux connaissances en utilisant l’harmonie, en montrant, d’une certaine façon la renversante beauté du savoir, ou la ligne claire du raisonnement juridique, comme complémentaire à sa sacrosainte utilité dans l’héritage (pas tout à fait encore dispersé) de l’Encyclopédie.
Souvent, je me suis fait (ou l’on m’a fait, notamment lors de la soutenance de mon habilitation) le reproche d’être un peu trop attaché à la forme, ou d’être plus soucieux de la rhétorique que d’atteindre l’exhaustitvité du concept ou du texte étudié. Pourtant, même en recherchant toujours la dynamique de mes propos, voire le rythme pour entretenir la motivation, il m’arrive fréquemment de faire une séance entière de cours (trois heures) sur guère plus que quelques lignes du premier livre de l’Utopie, ou sur un seul petit chapitre du Prince. De même, j’ai tellement approfondi les formes de divination inductive étrusque comme préalable à la procédure romaine en Master 2 que je les connais finalement mieux que la procédure criminelle de l’ordonnance de Saint-Germain-en-Laye (quel aveu !).
Faut-il, dès lors, en revenir à plus d’objectivité ? L’enseignement, en somme, peut-il être total, comme la synthèse susvisée ? En lisant l’extrait, ci-dessus, il me semble que non, précisément. Puisque les connaissances sont présentées comme « extérieures » et que les émotions naissent « intérieures », il me semble que, justement, voir un enseignant exprimer son enthousiasme en laissant paraître ses émotions (disons, son attrait pour ce qu’il enseigne), est la meilleure façon de permettre précisément aux étudiant(e)s de faire de même. C’est-à-dire, de littéralement « s’intéresser » au sujet, à leur façon, en se l’appropriant. Ainsi, plutôt que de le voir comme un bloc de granit qu’il faudrait transporter avec eux jusqu’à l’examen ou à l’épuisement, ils peuvent l’envisager comme une forme d’argile qui peut les aider à redéfinir leur rapport à la connaissance, à lui donner une esthétique appropriée, et plus largement, à reformuler librement leur rapport au monde.
Et, au final, la science-fiction qui m’est si chère, elle aussi procède de la même manière. Et c’est aussi ce qui permet sa rémanente actualité, même lorsque sa forme a vieilli, et que l’objet de sa spéculation apparaît suranné. Malgré les recherches scrupuleuses que font la plupart des auteurs et des autrices, elle est écrite à l’encre de l’enthousiasme, portée par un élan, un désir, sinon une foi, dans la cohérence, la beauté et l’audace de ce qu’elle propose et décrit. L’auteur ou l’autrice dit non pas le monde, mais les émotions qu’il ou elle ressent, le regard subjectif qu’il a jeté sur le monde. Il en va ainsi du Dune de Frank Herbert, par exemple, ou des plus beaux textes d’Ursula Le Guin. Et c’est pour cela aussi que ni le cyberpunk ni le merveilleux scientifique ne seront obsolètes. Les plus beaux textes ne meurent jamais, parce qu’ils nous ouvrent les portes d’une synthèse totale sur nous comme sur le monde, au-delà du contexte qui leur a servi d’assise. Ce qui, en nous permettant d’échapper aux représentations purement intellectuelles, voire idéologiques lorsqu’elles nous empêchent de penser, comme aux représentations strictement pratiques et matérielles, qui semblent souvent objectiver nos propos de façon contraignante, nous offre cette liberté de ton dont nous avons tous besoin pour exister.
Et, bien sûr, ce petit propos, en lui-même, assume totalement sa subjectivité. Et comme l’écrivait Van Vogt, dans Le Silkie, « J’ai trois formes. Une seule est humaine »
Belle(s) synthèse(s) à vous !