Ayant eu l’honneur de m’exprimer sur les représentations du juge dans l’utopie et la science-fiction, dans le cadre du cycle de conférences « Penser l’office du juge », à la Cour de Cassation, je remercie chaleureusement Mesdames Sylvie Perdriolle et Sylvaine Poillot-Peruzzetto de m’y avoir convié, dans le prolongement de la formation qui s’était tenue à l’ENM, il y a quelques mois. J’ai pu m’exprimer aux côtés des professeur(e)s Frédérique Ferrand et Lukas Rass-Masson qui présentaient la synthèse critique et ouverte de la quinzaine de conférences qui avaient constitué ce cycle, entamé il y a plus d’un an, et évoquaient, notamment, les leçons du droit comparé et l’importance, à l’échelle européenne, d’un rappel de la dimension profondément humaine de la fonction judiciaire.
Au-delà de l’enjeu intellectuel, c’est l’émotion qui l’emporte.
Celle, d’abord, de constater, encore une fois, qu’en vingt années, l’imaginaire a (re)gagné sa place légitime dans les études universitaires. Celle, ensuite, du juge lui-même qui, parce qu’il se fie aussi à ses intuitions et à son intime conviction, n’est pas prisonnier des algorithmes d’aide à cela décision que le progrès technique lui offre, et qu’il ne peut refuser. Celle, enfin, qui naît du rappel que la Justice est bien la condition sine qua non de l’existence même des sociétés humaines. Là où il n’y a pas de mode de règlement des conflits, faisant intervenir un acteur jouant le rôle d’arbitre, de médiateur ou de juge investi d’une autorité public, le droit n’est qu’un vain mot.
À travers les contre-exemples délibérément outrés que nous trouvons dans le laboratoire discursif de l’utopie (Louis-Sébastien Mercier, Samuel Butler) et narratif de la SF (Judge Dredd, Star Trek, Asimov, etc), on voit émerger cette figure du juge vivant, présent, qui, même si on lui reproche sa lenteur et ses insuffisances, se tient prudemment à l’équerre de tout rationalisme exclusif qui le transformerait en mécanisme de pure régulation. Dans la science-fiction, les robots, les mutants, les I.A, et les dieux eux-mêmes ne peuvent dépasser ce qu’un simple juge de première instance affronte chaque jour, dans le prétoire, en refusant tout déni de justice.
L’expérience de pensée est, à mes yeux, toujours préférable aux réformes empressées, parce que l’imaginaire permet de faire l’étalonnage des possibles, d’identifier les cas limites, sans que la société elle-même ait à en subir les conséquences. Ministres et Législateurs seraient bien avisés de relire More, autant que Montesquieu, avant de s’engager dans des constructions hâtives. Et je suis sûr qu’un algorithme bien programmé ferait émerger d’un corpus bien constitué un répertoire de solutions à soumettre à leurs sages interpolations. Mais, à ce jour, aucune base de données utopiques et science-fictionnelle n’est dédiée à cet effet.
Concernant les pistes de recherches possibles, j’en identifie au moins quatre :
- d’abord, celle consistant à mettre au jour, texte après texte, toutes les représentations du juge présentes dans le corpus utopique. J’ai un peu dégrossi le sujet avec ma monographie, mais sans me concentrer systématiquement sur le juge en lui-même. Le point de départ doit être l’Utopie de More, qui est marquée par l’approche chrétienne du for intérieur et l’image d’un juge bienveillant plus qu’érudit.
- ensuite, il faudrait explorer l’absence du juge, ou les juges qui n’en sont pas vraiment, des dystopies et de la science-fiction, qui montrent souvent des justices expéditives, sans garantie des droits de la défense et, surtout, mettant en scène une confusion entre le juge et le ministère public. Le corpus, ici, doit s’étendre aux séries télé, avec notamment quelques épisodes de La Quatrième dimension.
- la troisième piste est celle qui convoque les space opera et planet opera qui, généralement, mettent en scène des juges aux compétences très (ou trop) étendues. Combien de fois la Terre, l’Humanité, a-t-elle été jugée (in)digne d’intégrer la grande communauté galactique ? Je pense au procès de la Terre(ur) dans L’Anneau de Ritornel de Charles L. Harness, qui, lui-même était avocat de formation.
- enfin, la dernière piste, la plus saillante aujourd’hui, est celle qui interroge la place des I.A. dans le processus judiciaire et le recours à des algorithmes toujours plus puissants, qui risqueraient, in fine, de confisquer la décision au juge humain. La justice robotique est tantôt parée de toutes les qualités, tantôt synonyme de retour du totalitarisme. Là encore, le corpus est vaste, depuis la logique des robots d’Asimov doués de jugement, jusqu’aux I.A. fortes qui tentent d’améliorer la justice à l’échelle de centaines de mondes (Ann Leckie, Iain M. Banks).
Si des étudiants en droit (histoire du droit, anthropologie juridique, philosophie du droit, etc) sont intéressés, si des initiatives se prennent dans cette direction, je suis à l’écoute et au service de ceux qui partagent la même préoccupation : l’intégration dans la culture juridique des chercheurs et des praticiens de repères littéraires, discursifs et narratifs, qui sont ceux de l’utopie et de la science-fiction ! Petit-à-petit, nous sortons des carcans intellectuels qui, jadis, mettaient à l’écart, en les prenant trop au pied de la lettre, les fructueuses cités de l’Imaginaire.
(ceci est la version rallongée d’un petit post sur LinkedIn).