L’insaisissabilité du futur proche.

Cher(e)s tout(e)s,

Avant tout, permettez-moi de vous souhaiter une bonne et heureuse année 2023 : qu’elle vous apporte des joies au quotidien et vous tienne éloigné(e)s des souci(s), tout petits (pour les grands, il reste la foi, la prière, l’amitié et le volontarisme de bon aloi). Comme tout le monde, je vieillis et je m’adapte. Comme tout le monde, je réfléchis et je change d’avis, pas aussi souvent que de chemise, mais bon. Mais, comme tout le monde, je garde des archives et, parfois, dans un élan de nostalgie, ou pour les besoin d’une référence, je les retrouve. D’autant plus souvent que mes projets, littéraires comme universitaires, ont une temporalité assez lente (c’est un euphémisme), qui s’étale sur plusieurs années, souvent une dizaine.

Là, en préparant l’introduction de mon cours d’histoire des idées politiques, je retrouve le texte d’une séance de culture générale que j’avais préparée pour mes étudiants de première année de droit, en 2011, en m’inspirant d’un ouvrage de Yannick Rumpala, Développement durable ou le gouvernement du changement total (qui date de 2010, et qui bien antérieur au chef-d’oeuvre de ce dernier, Hors des décombres du monde, ChampVallon, 2018, que vous ne pouvez pas ne pas avoir lu, sauf à le faire très rapidement). Je le relis, et je me retrouve frappé par son obsolescence. C’est pourquoi je le partage avec vous, paradoxalement. Parce qu’il (me) montre à quel point les représentations du monde ont changé, et se sont, selon le jugement que vous ferez, concrétisées ou refermées sur elles-mêmes. Dans ces lignes, qui se voulaient pédagogiques il y a douze ans, après une partie nécessaire sur les définitions et l’histoire des notions, j’évoquais la récurrence de la métaphore biologique du politique, et j’ouvrais sur la notion de maladie héréditaire des nos modèles de développement, à la lumière de rapport de l’ONU, écrit dans un autre siècle, qui définissait le développement durable. Je croyais voir, au-delà des résultats immédiatement visibles, et c’est là le plus intéressant (pour les plus pressés, c’est dans la dernière partie du texte), l’émergence possible d’une sorte de dystopie écologique douce, fondée sur le marketing et l’acceptation intériorisée par les citoyens des restrictions nécessaires à leurs libertés, et qui se serait accompagnée, voire adossée, à un retour en grâce de la citoyenneté moniste de l’antiquité gréco-latine. Une interprétation très subjective et éloignée, je le précise, de l’ouvrage de Yannick Rumpala qui, avec sagesse, ne s’aventurait sur ce terrain, au fond, plus fictionnel qu’intellectuel. Je ne formulerais plus du tout les choses de la même manière aujourd’hui, ni pour les enseigner, ni pour les extrapoler. Un rappel, du poids du contexte et des limites, sinon de la problématisation elle-même, du moins, de nos interprétations, fortement influencées par le présent.

Demain n’est pas écrit. Je me le dis, me le répète, et, parfois, j’arrive presque à y croire 😉

« Le développement durable, entre institutionnalisation et réinvention du citoyen ? »

            Les termes  de « développement » et de « durable » sont, aujourd’hui, profondément ancrés dans notre langage courant, si familiers dans nos représentations du monde économique ou politique, si omniprésents dans le champ de la communication, qu’elle soit commerciale ou institutionnelle, qu’ils sont devenus des « impensés » ou presque. Tout le monde semble savoir précisément ce dont il s’agit lorsqu’on les emploie. Il faut pourtant revenir sur leur origine et leur définition, avant de présenter l’ouvrage de Yannick Rumpala, qui se penche plus particulièrement sur l’impact institutionnel du développement durable et la marche en avant vers un « gouvernement du changement total », qui passe, en grande partie la gouvernementalisation de la consommation. 

            La notion de développement est un concept récent des sciences sociales et de la communication, qui a émergé à la suite de ceux d’échange et de réseau. On peu revenir rapidement sur cette généalogie du concept de développement. A la fin du XVIIIème siècle, et au début du XIXème siècle, c’est la notion d’échange qui domine d’abord la pensée politique et sociale. Le paradigme de la communication au XVIIIème siècle est le suivant : l’échange a un pouvoir créateur. Sur le plan des idées politiques et économiques, la communication est au coeur de la pensée libérale des physiocrates, avec la maxime « laissez-faire, laissez-passer » de François Quesnay, chef de file de la secte des économistes qui ouvre la voie au libéralisme plus politique des Lumières. 

L’Angleterre est la première à faire sa « révolution de la circulation » commerciale, même si la France de Louis XIV avait déjà, pour des raisons plus stratégiques, tenté de faire « son pré carré », à l’aide du maréchal de Vauban qui rêvait d’une France irrigéespar des canaux artificiels servant de voies d’échange et de communication. Deux conceptions de l’échange, celle anglaise et celle française, s’affronteront pendant tout le siècle, volontarisme contre absolutisme, Raison contre Liberté. Cela se traduit dans les cadres institutionnels, dans l’imaginaire scientifique. L’échange est aussi un créateur d’idées, de contradictoire. 

             Au XIXème siècle, l’échange est occulté par le réseau et c’est au comte Claude-Henri de Rouvroy de Saint-Simon que revient l’honneur d’avoir utilisé la notion le premier dans sa « physiologie sociale », où l’organisation de la société est placée sous la responsabilité du « Conseil de Newton » qui en est l’âme et le gouvernement. Cette conception d’une société « organique » remonte à Aristote. En terme de communication, on passe alors des réseaux naturels aux réseaux artificiels, symbolisant l’avénement de « l’âge positif ». A la communication-transport se mêle la communication-finance : l’argent circule plus vite que les hommes et les marchandises. C’est la naissance du crédit et du capitalisme qui en découle. Le mathématicien belge Adolphe Quételet, en 1835, « institutionnalise » le calcul des probabilités dans la « société assurantielle ». Il dresse des tables de mortalité, de criminalité, pour évaluer l’existence d’un « ordre social moral ». La statistique ouvre la voie au calcul des risques qui permet d’envisager la mise en place d’un système de protection sociale qui caractérisera, plus tard, l’Etat-Providence. A la veille du XXème siècle, Herbert Spencer, ingénieur des chemins de fer et philosophe autodidacte revient sur la représentation de la société organique. Sept ans avant la parution de l’Origine des espèces de Charles Darwin, il pose l’analogie entre le biologique et le social : le réseau, à la fois interne et externe, est alors, nécessairement, aussi un facteur de survie et de progrès pour toutes les sociétés humaines conçues comme des organismes en compétition les uns avec les autres. Pour Spencer, il y a ainsi deux types de réseaux dans chaque société : celui qui distribue, celui qui régule. A l’instar d’un réseau vasculaire, les routes, les chemins de fer, et les canaux fluviaux distribuent les subsistances, nourrissent le corps social. Mais, la presse, la justice, et les lois, sinon les enquêtes judiciaires, gèrent et modulent cette distribution de façon à éviter tout à la fois la pénurie et l’engorgement

            Après l’échange et le réseau, le développement est la troisième notion-clef des théories de la communication. C’est un disciple du comte de Saint-Simon, Auguste Comte qui, dans son cours de « philosophie positive » systématise les conceptions de son maître, en ouvrant la voie aux « sciences sociales » à proprement parler, et invente la « physique sociale » ou la science du développement des sociétés humaines. Conjugeant ainsi le concept de division du travail avec ceux, inspirés de la biologie, de croissance, de différenciation, voire de mutation, il postule que toute société obéit à une loi physiologique du développement progressif, alternant phases de crises et phases de stagnation, qu’il identifie en revisitant l’histoire de l’Occident : le temps du mythe, le temps du métaphysique, et le temps du scientifique, ce dernier étant caractérisé par la société industrielle et la mise en place de réseaux immatériels de communication. 

            Ici, c’est l’Histoire elle-même qui est « biologisée », ce qui ouvre la voie au darwinisme social, idéologie s’appuyant sur théorie de Darwin en l’interprétant, qui fait d’une succession chronologique une échelle morale d’aboutissement des civilisations, posant une distinction, aujourd’hui complètement dépassée, entre les « peuples-enfants » sans Etat et soi-disant marqués par la violence, et les « peuples-adultes », qui, à juste titre, dominent le monde, grâce à l’Etat, et tentent de canaliser la turbulence des premiers. 

            Cette nouvelle conception du progrès (celui des techniques comme celui des connaissances) qui se diffuse du centre vers la périphérie, comme le sang part du coeur vers les membres, marque aussi bien les nouvelles sciences de la société, telles que l’ethnologie, que les sciences plus traditionnelles, telles que la géographie, et légitime pour un temps considérable la vision européano-centriste des systèmes de communication envisagés comme facteurs de progrès social, justifiant, par là-même, la colonisation

            Le développement donne donc naissance, à l’aube de XXème siècle, à la « géopolitique »,  la science de l’espace et de son contrôle étatique. Désormais, « l’Etat est un organisme ancré au sol» qui se saisit d’abord par la maîtrise de son territoire. Réseaux, circuits, mobilité deviennent les mots clefs de l’appréhension de la dimension spatiale de la puissance publique au service du peuple, ou de la nation, comme identité culturelle assise sur la langue, l’histoire et donc le territoire : l’espace devient, par retournement de la métaphore biologique, vital. Et, dans la perspective du développement, la nécessité d’avoir l’espace suffisant pour le développement d’une communauté nationale, devient, inévitablement, l’une des fonctions premières de l’Etat-Nation. La seconde guerre mondiale, et la crise des Sudètes en 1938, seront notamment provoquées par l’utilisation de cette notion d’espace vital par Hitler, qui, à la suite du pangermanisme de Fichte, rêve, dans Mein Kampf, d’un territoire unique pour un peuple unifié, qui pourra, dès lors, atteindre la plénitude de son développement. La guerre est la fièvre du développement des peuples européens. Il y faudra aussi l’effondrement des empires coloniaux pour que cette conception de la géopolitique s’épuise. Depuis la décolonisation et grâce aux progrès de l’anthropologie, on considère aujourd’hui que chaque société évolue, progresse, ou se développe, selon son propre schéma, qui est le fruit de son histoire, de sa culture, et du modèle juridique, normatif ou consensuel, dont elle s’est dotée. 

            La notion de « durabilité » doit aussi être examinée attentivement, d’autant qu’on y retrouve cette dualité de conception, d’approche, entre la tradition française, plutôt cartésienne, et celle anglaise, par extension anglo-saxonne, beaucoup plus pragmatique, attachée aux processus plutôt qu’à l’enonciation de principes, qu’ils soient scientifiques, juridiques ou même politiques. 

            Par « durable », la langue française entend (Dictionnaire Logos), « ce qui est susceptible de durer, en parlant de choses ou d’êtres abstraits (ex : éprouver un sentiment durable ; des institutions politiques durables», rattachant l’adjectif au verbe « durer », qui signifie, lui, « avoir une durée déterminée », dans le sens positif (« le règne de Louis XIV a duré soixante-douze ans »), ou « se prolonger », dans un sens négatif (« cette situation n’a que trop duré »). On comprend donc que le mot « durable », accolé au mot « développement » semble plutôt viser l’historicité du concept que la réalité des éléments physiques (environnementaux) sur lesquels il se penche. Au fond, au sens littéral, ce qui est « durable », dans notre expression française, c’est l’idée du développement en elle-même ; ou, dans une approche plus négative, conforme à un scepticisme très français, la référence à un type de développement européen qui, lui, n’aurait que trop duré.

            En langue anglaise, ce n’est pas du tout le mot « lasting» qui a été utilisé, mais bien celui de « sustainable », qui ne recouvre pas du tout une abstraction, mais au contraire un processus concret visant un développement « soutenable », donc « renouvelable », qui peut être poursuivi sur un temps long, grâce notamment au renouvellement des ressources ou des processus d’exploitation sur lesquels il repose. La vision anglaise est plus pragmatique que celle française, ancrée dans l’appréhension de la mise en oeuvre du développement durable que dans son analyse rationnelle. Cette approche se retrouve dans la définition internationale du développement durable, fournie par le rapport Bruntland.

            « Un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs » (la formule se trouve dans le chapitre II du rapport remis à l’O.N.U par la Commission mondiale sur l’environnement et le développement, présidée par Mme Gro Harlem Bruntland, Premier Ministre de la Norvège à la fin des travaux, en 1987). Il faut, d’emblée, remarquer qu’à l’époque, la définition est très large et ne recouvre par la logique de « décroissance » actuellement privilégiée, qui tend à réduire les « besoins du présent », plutôt qu’à y répondre. 

            Depuis le rapport Bruntland, la définition du développement durable a, de fait, considérablement évolué, sur le fond et sur la forme. D’abord, elle s’est progressivement inscrite dans les cadres institutionnels à l’échelle internationale. La Conférence des Nations Unies pour l’environnement et le développement, tenue à Rio de Janeiro en juin 1992, un programme action international a été adopté pour le siècle à venir, sous le titre « Agenda 21 ». L’Europe a, par la suite, formellement renforcé ses objectifs, en termes de développement durable, dans l’article 2 du Traité d’Amsterdam, signé le 2 octobre 1997, inaugurant une action communautaire pour la protection de l’environnement qui a été confirmée par le Conseil de Göteborg, le 15 juin 2001. A l’échelle de la France, l’année 2003 a vu se mettre en place une « Stratégie nationale de développement durable », impulsée par le gouvernement Raffarin, le 3 juin, qui a été reconduite, depuis, jusqu’en 2013, et qui concentre ses efforts, on va le voir, sur la « consommation durable ». L’ADEME (« Agence de l’Environnement et de la Maîtrise de l’Energie »), qui existe depuis 1993, remplit une mission de contrôle et de coordination, à l’échelle nationale, de toutes les pratiques publiques et privées liées à la protection de l’environnement, et à la consommation de l’énergie. Elle devenu une institution de premier plan. Enfin, le « Grenelle de l’environnement », première rencontre « œcuménique » des nombreux acteurs politiques, économiques et associatifs (voire militants) majeurs du développement durable, a été organisée les 24 et 25 octobre 2007, sous l’impulsion du président Nicolas Sarkozy dans le but, sinon d’établir un programme, de clarifier des objectifs à la fois hétérogènes et complémentaires, et, selon le rapport publié à son issus, de fixer « le socle de ce qui pourrait être une stratégie de développement durable fondée sur le triple objectif de lutte contre le réchauffement climatique, de préservation de la biodiversité et de réduction des pollutions »Il faut préciser que les dispositions du Grenelle de l’Environnement se sont largement inspirées du « Pacte écologique », largement diffusé sur internet, par la Fondation Nicolas Hulot pour la Nature et l’Homme, le 7 novembre 2006. Sur le plan gouvernemental lui-même, le 18 mai 2007, un nouveau ministère a été crée, qui répond aux exigences de la charte de Hulot, ou aux suggestions du Grenelle, sous le nom de « Ministère de l’Ecologie, du Développement Durable, des Transports et du Logement », dont le portefeuille est actuellement attribué, et depuis 2010, à Mme Nathalie Kosciusko-Morizet, et dont la devise (la fil directeur) fait largement écho au rapport Bruntland : « Présent pour l’avenir ». 

            Entre 1993 et 2011, s’est donc mise en place une institutionnalisation des stratégies d’action pour le développement durable. Et, dans ce processus, le rôle des initiatives nationales a été de plus en plus marqué. Ce qu’observe Yannick Rumpala, spécialiste de l’analyse critique des politiques publiques au sein de notre faculté, auteur d’un ouvrage publié aux éditions le Bord de l’eau, en 2010, « Développement durable ou le gouvernement du changement total ». L’auteur y examine notamment la question de la gouvernementalisation de la consommation et le glissement progressif qui fait du consommateur l’acteur principal, voire le responsable de l’effectivité des logiques de développement durable à l’échelle nationale. C’est sur ce point précis, qui correspond au chapitre huit de son étude, que je vous propose de nous concentrer, en analysant le but politique et social, les acteurs institutionnels, les moyens mis en œuvre, et surtout, les résultats.

            Ce qu’il faut noter, d’emblée, c’est qu’en quelques vingt années (1993-2011), le consommateur est devenu la cible première des politiques publiques dites « de développement durable», au détriment (ou au profit, selon le référentiel que l’on adopte) des producteurs et des figures centrales du Marché que sont les multinationales. La raison, du moins officielle, en est la suivante : au vu de l’extrême difficulté pour des Etats nationaux d’avoir une influence sur les réseaux internationaux du commerce globalisé, il a été jugé plus logique d’agir sur le consommateur, c’est-à-dire, sur la DEMANDE. L’idée est la suivante : c’est en modifiant la demande qu’on provoquera la modification de l’offre dans un sens d’une plus grande conscience environnementale. Si l’ensemble des consommateurs tend à préférer les produits verts et à mettre le critère écologique au coeur de ses choix, à côtés des critères plus traditionnels de coût et de qualité, parfois irréductibles l’un à l’autre, alors les producteurs devront adapter leur OFFRE à la proportion de plus en plus importante de la demande « verte ». En termes de communication, l’accent est mis sur une « consommation durable » dans le but apparent de réduire les à-côtés indésirables des activités de consommation. Est établie une « liste de griefs » toujours plus longue contre la consommation « normale » : « déchets en quantités croissantes, pressions sur l’environnement et certaines ressources, négligence des conditions de travail dans des pays exportateurs à bas coût de main d’œuvre… » 

            L’ouvrage de Yannick Rumpala a le grand mérite de se concentrer sur la dynamique sociale, institutionnelle, économique et morale qui met cet enjeu au coeur de la société, et qui interroge jusqu’à la sociabilité individuelle elle-même, puisque, écrit-il, « semblent se construire là des prescriptions fortes qui peuvent descendre jusqu’aux comportements les plus quotidiens ».

            Depuis une vingtaine d’années, donc, toutes les politiques publiques, et les partenariats associatifs sur lesquels elles s’appuient, visent à former, après l’avoir informé, un consommateur-citoyen responsable et résolument « vert ». Il s’agit, pour cela, de transformer la vision que le consommateur peut avoir du changement. Il doit passer d’un changement qu’il ressent comme « subi », imposé par le pouvoir politique, à un changement qu’il reconnaît comme « choisi », ou plutôt, comme l’écrit Yannick Rumpala, qu’il accepte comme « piloté ». Il doit devenir ainsi un « consom’acteur » qui ne se conçoit que comme la partie d’un tout, d’un équipage cosmopolite au service du « vaisseau Terre », voire comme un soldat dans une sorte d’armée nouvelle du développement durable. Tout découle d’une conviction : des citoyens-consommateurs « responsables » armés de leur discernement sauront, bien mieux que les blindés des politiques publiques, ou que les armes de discussion massive des traités internationaux, empêcher un Dien Bien Phû écologique.

            Les acteurs institutionnels et associatifs sont, essentiellement, l’ADEME, point de focalisation de toutes les initiatives de développement durable, le Ministère de l’Ecologie, du Développement Durable, des Transports et du Logement, et les associations privées, sous contrôle public, comme « Consodurable », présidée justement par Nathalie Kosciuko-Morizet. Le rôle de ces associations est loin d’être secondaire, elles ne sont pas de simple relais. Sur le site internet de son association, la Ministre de l’Ecologie délivre ainsi un discours radical, qui n’hésite pas à jouer la carte de la rhétorique de crise, en bipolarisant le monde de la consommation : « à chaque fois que nous faisons nos courses (…) nous achetons aussi les conditions de travail de ceux qui produisent (…) Quant on achète un produit, on achète le monde qui va avec ». Nathalie Kosciuko-Morizet s’appuie ici sur la « fibre citoyenne » du consommateur, pour le pousser à modifier ses habitudes de consommation, en remplaçant ses critères traditionnels de choix, tels que le coût ou la qualité des produits, par des considérations plus « responsables ».

            Les moyens mis en oeuvre sont divers, mais on peut évoquer en premier lieu, les campagnes de communication, institutionnelle ou associative, qui visent essentiellement à impulser une action collective qui serait la somme des engagements individuels concrets. Le citoyen-consommateur responsable est celui qui « agit », et il ne lui suffit pas de s’abstenir. En fait, les formules, comme le relève Yannick Rumpala, prennent fréquemment l’allure martiale d’un discours de mobilisation jouant, sans réserve, sur la fibre patriotique : « L’écologie a besoin de nous tous ! Devenez consom’acteur ! Il n’y a pas de petits gestes lorsqu’on est soixante millions à les faire ! Rejoignez les rangs des éco-consommateurs qui préservent la planète ! Limitez votre impact sur l’environnement ! Agissez !  ». De telles harangues sont devenues quotidiennes, et sont, de plus en plus, visuelles. Yannick Rumpala évoque une politique de communication qui est proche d’une « conscription », contradictoire avec un discours officiel qui affecte d’encourager l’engagement volontaire du consommateur. 

            Les labels officiels, les logos « écolo » et « bio » jouent aussi un rôle important de « balisage » du terrain de la consommation citoyenne. Le citoyen-consommateur doit traiter tous les renseignements qui lui sont fournis, tel un « processeur d’informations» pour mieux cibler son ennemi. Ainsi, l’« Indice environnement » lui permet de mesurer la gourmandise énergétique d’un four micro-ondes, ou la futilité, forcément coupable, d’un réfrigérateur à la contenance excessive. Un code de consommation énergétique, d’une redoutable simplicité, quelques lettres de l’alphabet, colorées du rouge agressif au vert content, facilitent l’acquisition de sa cible. Convenablement guidé, le consommateur-citoyen voit sa vigilance récompensée, de plus en plus souvent, par la qualité et un prix qui, s’il n’est pas le plus bas, s’avère raisonnable. La consommation durable se résout ainsi à une lutte intime du consommateur, en son for intérieur, entre ses envies spontanées et le choix réfléchi de produits conformes à un « EcoLabel », défini conjointement par les acteurs du secteur public et les associations écologiques indépendantes. Yannick Rumpala montre aussi que la stratégie initiale de l’emballage et de étiquettes spécialisées, cède peu à peu le pas à la stratégie des guides généralistes et pratiques, des bréviaires « bio » et autres « ecological handbooks», qui l’accompagnent à tout moment et dans tous les lieux de sociabilité qu’il fréquente : son domicile, son espace de travail, ses moments de loisirs, et bien sûr, ses actes de consommation. Il s’agit de « moraliser » la consommation par le marketing, entendu comme une pièce rapportée de l’éducation civique, en provoquant, de façon graduelle, un « déplacement des centres d’intérêts du consommateur ».  C’est, note Yannick Rumpala, « presque une requalification de la manière dont la consommation peut prétendre apporter satisfaction des besoins et assouvissement des désirs ». La limite reste, à ce jour, le rejet réflexe par les consommateurs d’une politique qui serait officiellement contraignante. C’est la méthode « douce », qui s’oppose à la dureté de la coercition étatique. Si les discours des organismes publics peuvent sembler directifs sur le plan de la consommation ou sur celui, plus problématique, des déchets, ils sont de plus en plus diffus, généralistes, touchant un espace de choix plus plus vaste. Pour éviter que trop d’incitations vertes poussent le citoyen, parfois excédé, à céder aux facilités du « hard-discount », l’Etat et ses partenaires distillent, par les labels et la multiplication des « Journées du développement durable », une justification puissante et multicanaux. C’est le travail, notamment, de la Stratégie Nationale de Développement Durable

            Toutefois, cette injection de doses de plus en plus fortes d’incitations publiques, trompeusement indolore, finit par poser un autre enjeu, bien plus profond : celui de la liberté. Celle d’acheter du consommateur et, par ricochet, celle de choisir du citoyen qu’on a voulu rende indissociable du premier.   

            Les résultats, à présent, quels sont-ils ? Il est nécessaire de les envisager à deux niveaux : d’une part le résultat politique, juridique, sociologique et moral (qu’on qualifiera de super-résultat), et d’autre part, le résultat physique, visant l’impact concret sur l’environnement et la réalisation de sa protection telle qu’elle est visée (qu’on désignera d’infra-résultat).

            Sur le plan du droit, des idées et des représentations politiques, Yannick Rumpala évoque « un grand jeu de redistribution des responsabilités » montrant que la consommation durable telle qu’elle est actuellement promue, « donne un contenu moral à des activités apparemment ordinaires et promeut plutôt les remises en question individuelles », au lieu de s’appuyer sur des engagements étatiques d’ampleur échelle internationale. Il a raison. La figure positive du consommateur-citoyen responsable propulsée sur le devant de la scène du développement durable masque mal, celle, obombrée, implicite, du consommateur qui ne choisit pas la voie « verte », et qui continue de se déterminer, de façon individualiste, voire égoïste, qu’au regard de la qualité et/ou du prix des produits qu’il achète. Dès lors, ce consommateur non-responsable reste-t-il fréquentables? La vraie question est là, aujourd’hui : peut-on encore être citoyen sans être « vert »? Sur le plan des idées, on assiste, pour des raisons de préservation de l’avenir, à un retour paradoxal de l’Antiquité, en renouant avec la conception « moniste » de la citoyenneté chez les Grecs et chez les Romains. L’héritage philosophique de la pensée chrétienne, qui avait choisi de faire de l’individu un être plus grand que le citoyen, en fondant la dualité du politique et du spirituel (« Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu »), et qui avait ouvert le chemin à la théocratie pontificale, le Pape contrôlant la politique royale par le sacre, mais tout autant, de l’autre côté de la Révolution française, à la liberté des Modernes, encensée par Benjamin Constant, qui appuyait la notion de représentation sur la liberté fondamentale du citoyen de ne pas participer à la vie politique, se trouve  ici balayée. Fusionner les qualités du citoyen avec celles du consommateur, et faire de la consommation une part de l’éducation, c’est modifier, profondément, le rapport de l’individu à la collectivité, en réduisant son autonomie par rapport à l’Etat, et en accentuant simultanément cette dissymétrie entre l’individu isolé et la collectivité ; la sphère privée semble être redevenue une modalité du public. La liberté, caractère premier du citoyen en démocratie, ne s’entend plus, ou de moins en moins, de la liberté de ne pas participer, à la vie politique ou, en l’espèce, à la mise en place des moyens de développement durable. 

Bien que la limite officielle des politiques publiques de développement durable semble clairement posée  (on incite à la consommation durable, on n’interdit pas la consommation non-durable ; on oriente le consommateur vers des achats responsables, on ne taxe pas ceux qui ne le sont pas), on s’achemine pourtant vers une limitation de la liberté du consommateur qui, rejaillit sur celle du citoyen, au nom de l’intérêt général. 

            C’est, au final, l’émergence d’une « éthopolitique », selon Nikolas Rose, cité par Yannick Rumpala, qui, visant les comportements de préférence aux valeurs qui les sous-tendent, fait la promotion d’une nouvelle icône citoyenne, qui se construirait dès l’école primaire : le « consumériste vert». On est passé, sensiblement, de l’incitation de l’adulte, à l’éducation de l’enfant. La « renaissance » du cours de civisme est moins paradoxale qu’il n’y paraît puisqu’il s’agit d’inculquer une redéfinition du citoyen, qui place le respect de la collectivité comme valeur essentielle de la citoyenneté, au-dessus de la liberté de choix, et par ricochet, celle de vote et de réflexion. 

Le consommateur d’aujourd’hui s’est effectivement rapproché du citoyen antique : de plus en plus, il doit participer à la vie politique, et donc, aux engagements de consommation durable pris par le ministère de l’Écologie, par l’ADEME, et par Nicolas Sarkozy. S’il ne le fait pas, il n’est pas encore coupable, mais il devient suspect, déjà, de mauvais esprit, d’individualisme à outrance, ou de manque de solidarité envers les générations futures. Il doit donc, au nom de l’intérêt général, se conformer aux incitations appuyées qui lui sont adressées. Mais la citoyenneté se mesure-t-elle à l’aune de la conformité ?  Mais, le parallèle avec l’Antiquité va plus loin, il s’étend au contexte physique lui-même : nous sommes revenus dans un monde limité, qui doit vivre en autarcie, pour l’évidente raison qu’il repose sur des sources d’énergie tarissables ou majoritairement non-renouvelables. Tant que nous n’aurons pas inventé une nouvelle énergie non-polluante, ou conquis les nouvelles terres du ciel, à la recherche de matières premières inépuisables, il nous faudra vivre dans cette cité antique du futur, en autarcie et en « parfaite » harmonie citoyenne, sous peine de voir la terre s’ouvrir sous nos pieds.

            Reste une question : celle de l’efficacité réelle de ces résultats. Il est étonnant qu’elle soit pas soulevée plus souvent pas les médias, à moins que cela ne soit, justement, significatif : une attitude de consommation citoyenne, étirée à la taille du corps social tout entier, suffira-t-elle à enrayer le dérèglement climatique, la catastrophe écologique qui s’avance sur le seuil ? Et si ce n’est pas le cas, qu’aurons-nous fait en définitive, sinon, hypothéquer le futur au nom du dogme présent de l’impossibilité d’une économie alternative, dont la réforme serait passée par les producteurs eux-mêmes ? Du coup, tout la dangerosité du processus politique de la consommation durable ressort. Si cela échoue, sur les épaules de qui reposera la responsabilité de l’échec ? Les consommateurs eux-mêmes, symboles de l’attachement à un système économique que leurs autorités elles-mêmes ont tout fait pour préserver, ne l’amendant en surface que pour mieux le perenniser en profondeur. Dès lors, les consommateurs-citoyens responsables auront perdu une part de leur liberté individuelle, en même temps que l’aptitude à penser la liberté politique en démocratie. Un futur plutôt « vert-de-gris », en fait.

Utopia tarantina

Ecco, sono le 11.30 di lunedì 24 ottobre 2022, e mi trovo ancora nel piccolo anfiteatro dove ho appena tenuto il mio sesto e ultimo seminario a Taranto, nell’ambito della prima parte della mia mobilità Erasmus. Il tema era la storia degli avvocati e ho insistito sulla delicatezza, l’indipendenza, la probità e l’eloquenza di questi ausiliarii di giustizia a cui avevo dedicato la mia tesi. Quindi, scrivendo questo post del blog, alla vigilia della mia partenza, cercherò di essere cosi. Sono stato accolto qui a Taranto, nel cuore della Puglia, in quella parte del Sud Italia che non conoscevo, non essendo mai sceso oltre Napoli (che, nelle mie rappresentazioni precedenti, incarnava proprio quella parte meridionale di un paese nel mio cuore da sempre), come se fossi sempre stato lì. Un membro della famiglia, e non parlo solo della famiglia forense o universitaria.

Fin dai primi giorni, grazie al Gentillissimo Professor Stefano Vinci, che è diventato un caro amico, durante il soggiorno ho preso parte a tutto ciò che faceva la particolare socialità di questo Sud Italia che, dopo averla sognata, diventava una realtà ricca, complessa, affascinante: l’anniversario di una professoressa, durante il quale sono stato presentato a tutte le persone che dovevano diventare quelle che vedrò ogni giorno o quasi, come, in particolare il Pr. Francesco Moliterni, specialista in diritto delle criptovalute, la celebrazione di un grande convegno internazionale sul diritto ambientale, la celebrazione di una messa in l’onore di San Francesco di Assisi (a dire il vero, di molte messe, perché ci sono tornato), in occasione della quale ho partecipato al coro, l’organisazione di esami orali che segnavano la fine di un insegnamento universitario e ai quali ho potuto partecipare direttamente, facendo domande agli studenti, la scoperta della baia di Taranto, e soprattutto dei suoi due mari, il mare Grande, e il mare piccolo, in kayak (con Stefano e i suoi amici, e ci sono tornato), la scoperta di un corso di Ju Jitsu con un grandissimo maestro italiano della disciplina, Pietro Bianchi, la partecipazione a un gruppo di lavoro sulle città mediterranee e il loro futuro, delle discussioni con dottorandi che condividono il loro tempo di insegnamento e di ricerca tra Taranto e Bari, e che rivedrò nella seconda parte del mio soggiorno, a Bari, sede principale dell’Università Aldo Moro, e, naturalmente, le visite del centro storico della Città dove all’ora dell’aperitivo si mescolano tanti tarantini quante diverse personalità che costituiscono e fanno esistere la città, e numerose visite alle città vicine, penso qui soprattutto alla scoperta di Massafra e del suo santuario, la Madonna della Scala, che mi ha commosso, e devo ringraziare di cuore il Sig. Giulio Mastrangelo che me l’ha fatto scoprire.

Certo, ho presentato le mie lezioni di corso, e credo di poter dire che è andato piuttosto bene. Ho cercato di essere sempre comprensibile (il mio italiano è lungi dall’essere perfetto), pur restando ambizioso, nelle analisi che proponevo sulle sei tematiche che avevo scelto di esplorare e che sono nel programma che potete leggere qui sotto. Gli ultimi due corsi, sulla fantascienza e sulla storia degli avvocati, credo, sono stati i più apprezzati dagli studenti, anche se anche le utopie, e la storia del diritto francese, li hanno interessati. Ho anche fatto ricerche al Archivio di Stato, e ringrazio la Signora Alfonzetti che mi ha permosso di vedere antiche mappe della città, e in varie biblioteche, tra cui la bellissima biblioteca arcivescoviana, che si trovava a due passi dal mio alloggio, nel cuore della Città Vecchia, via Duomo, e ho potuto scorgere la possibilità di un bell’articolo sulle visioni idealizzate della città di Taranto, tra istituzioni, utopia e uchronia, permettendomi di immaginare come avrebbe potuto evolversi questa città, ferita da un’industrializzazione troppo intensa, che l’ha spinta, un tempo, a voltare le spalle al mare che era la sua più bella giustificazione, e come si sta reinventando, oggi, alla luce di un cambiamento climatico che la spinge, la stimola, la sfida.

E, naturalmente, con una gioia intensa, e la sensazione di riconnettermi a ciò che mi definisce meglio, ho scritto. Ogni giorno, dopo ogni visita, ogni sentimento, ogni riflessione, ho scritto della finzione, della fantascienza. Questo è il motivo per cui non avete avuto di follow-up, su questo blog, come faccio di solito durante i miei viaggi universitari all’estero, come avevo fatto per il Libano, la Siberia, o l’Azerbaigian. Ma qui era un po’ diverso, amici: non ero all’estero, ma in un certo senso… ma quasi a casa! E ce l’ho fatta, sì. Ho scritto già più di 80.000 segni e ho potuto porre forti linee narrative che, con personaggi che ora vivono in me, e lo rimarranno finché non avrò finito di raccontare le loro avventure, e che mi permetteranno, come i pescatori di Taranto, di riportare nelle mie reti un nuovo testo da proporre a un editore.

In un certo senso, questo viaggio di tre settimane in Puglia, se non può essere considerato un pellegrinaggio, potrebbe benissimo diventarne uno, perché ormai Taranto è per me un luogo di raccoglimento tanto quanto uno spazio di esaltazione, che spero anche far conoscere alla mia famiglia, mia moglie, miei figli. E questo è incredibilmente rassicurante e benefico.

Dans la fournaise des uchronies…

Et voilà, ça y est, c’est la fin de l’année universitaire. Oserais-je m’écrier, enfin ? Oui ! Elle fut belle, captivante, elle se termine avec une monographie publiée et une direction de thèse à l’horizon, et je ne peux pas dire que je me suis ennuyé.

Mais, l’été, au-delà de la canicule, c’est aussi le temps du bouillonnement des idées, des futurs projets, surtout littéraires. Et, pour les nourrir, il y a cette joie qui naît des choses qui ont été accomplies en la matière. J’ai, certes, peu publié de fictions…

… mais, je suis revenu, avec un immense plaisir, pendant que Michael Rheyss fait une sieste, faute d’un coup de pied éditorial pour le faire sortir de sa torpeur, à mes premières amours uchroniques, mêlant égyptologie et figure napoléonienne.

D’une part, avec un texte rédigé pour la belle anthologie de Stéphanie Nicot, « Et si Napoléon… » qui revient sur un épisode célèbre de la légende napoléonienne : la bataille des Pyramides. Je suis régalé, une nouvelle fois, à mêler événements et acteurs historiques et purs fantasmes uchroniques. Il y a dans ce « Mémorial de Philae », une bonne part d’enfance (ce rêve, en découvrant les mythes de l’Égypte des Pharaons », à l’âge de dix ans, d’entrer dans la grande pyramide de Chéops et d’en découvrir tous les secrets), et une envie de donner à ce Napoléon si controversé un destin qui n’aurait pas été ni français, ni même européen. S’il était resté là-bas, en Égypte, qui donc aurait écrit son mémorial, et qu’y aurait-on trouvé dedans ? Des regrets ? Des révélations ? L’idée de départ a germé très vite, et j’ai vu les possibilités qui s’ouvraient de rejoindre l’univers de l’Apopis républicain. Après tout, j’en avais dit assez peu sur la figure du Fondateur, et c’était là l’occasion rêvée. J’ai pris beaucoup de plaisir à l’écrire, à imaginer la scène d’accroche, qui m’a littéralement hanté pendant des semaines.

Je suis particulier fier, par ailleurs, que ce texte soit nommé au prix Rosny 2022.

D’autre part, avec une nouvelle un peu plus longue, publiée chez Armada, sous le titre « Les fils de Monoth », grâce à la complicité de Jérôme Baud, et qui, elle, a une dimension un peu plus personnelle, tout en étant explicitement liée à l’univers de « l’Apopis républicain », mais, cette fois, en aval. « Les fils de Monoth » narre des événements uchroniques qui se situent après le retour des Ramessides sur Terre, retour qui avait été annoncé par la dernière ligne de « l’Apopis républicain ». L’empire s’est effondré, mais la république laïque et égalitaire n’a pas réussi à se maintenir face à l’avance technologique et l’impérialisme des Ramessides. Les anciennes titulatures, ainsi que la totalité du polythéiste égyptien, celui des dieux cynocéphales, à tête de faucon ou d’ibis, a été rétabli. Mais, dans l’ombre, dans les ruelles de la Médina de Fès, un groupe déterminé, les Fils de Monoth, dont les motivations n’ont rien à voir avec les valeurs républicaines et les stratégies maçonniques qui avaient abouti, jadis, à la mort de l’Aiglon, entreprend, par la violence et par la diffusion de textes d’une incroyable ancienneté, de déstabiliser le pouvoir des faux dieux venus de l’espace.

Derrière la thématique religieuse, il y a aussi, dans ce texte particulier, un hommage vibrant à un ami très cher, disparu trop tôt, auteur et libraire à Aix-en-Provence, qui se prénommait Philippe, et dont la gouaille fleurie et les colères bienveillantes me manquent tous les jours.

Je réalise, avec le recul, à quel point les deux textes convoqués ici se complètent bien, et qu’ils me poussent, à revenir à l’univers uchronique qui a accompagné mon entrée véritable dans l’écriture. Il y a encore beaucoup de choses à explorer, à dire vrai… Je vais y réfléchir.

Pour l’heure, à la veille du lever héliaque de Sirius, qui, tous les 19 juillet, marquait le début de l’année égyptienne en même temps, peu ou prou, que la grande crue de Nil qui fertilisait les terres du Double-Royaume, je vous souhaite une bonne saison d’Akhet à toutes et à tous !

Le juge du futur, une figure récurrente de l’Imaginaire ?

Ayant eu l’honneur de m’exprimer sur les représentations du juge dans l’utopie et la science-fiction, dans le cadre du cycle de conférences « Penser l’office du juge », à la Cour de Cassation, je remercie chaleureusement Mesdames Sylvie Perdriolle et Sylvaine Poillot-Peruzzetto de m’y avoir convié, dans le prolongement de la formation qui s’était tenue à l’ENM, il y a quelques mois. J’ai pu m’exprimer aux côtés des professeur(e)s Frédérique Ferrand et Lukas Rass-Masson qui présentaient la synthèse critique et ouverte de la quinzaine de conférences qui avaient constitué ce cycle, entamé il y a plus d’un an, et évoquaient, notamment, les leçons du droit comparé et l’importance, à l’échelle européenne, d’un rappel de la dimension profondément humaine de la fonction judiciaire.

Au-delà de l’enjeu intellectuel, c’est l’émotion qui l’emporte.

Celle, d’abord, de constater, encore une fois, qu’en vingt années, l’imaginaire a (re)gagné sa place légitime dans les études universitaires. Celle, ensuite, du juge lui-même qui, parce qu’il se fie aussi à ses intuitions et à son intime conviction, n’est pas prisonnier des algorithmes d’aide à cela décision que le progrès technique lui offre, et qu’il ne peut refuser. Celle, enfin, qui naît du rappel que la Justice est bien la condition sine qua non de l’existence même des sociétés humaines. Là où il n’y a pas de mode de règlement des conflits, faisant intervenir un acteur jouant le rôle d’arbitre, de médiateur ou de juge investi d’une autorité public, le droit n’est qu’un vain mot.

À travers les contre-exemples délibérément outrés que nous trouvons dans le laboratoire discursif de l’utopie (Louis-Sébastien Mercier, Samuel Butler) et narratif de la SF (Judge Dredd, Star Trek, Asimov, etc), on voit émerger cette figure du juge vivant, présent,  qui, même si on lui reproche sa lenteur et ses insuffisances, se tient prudemment à l’équerre de tout rationalisme exclusif qui le transformerait en mécanisme de pure régulation. Dans la science-fiction, les robots, les mutants, les I.A, et les dieux eux-mêmes ne peuvent dépasser ce qu’un simple juge de première instance affronte chaque jour, dans le prétoire, en refusant tout déni de justice.

L’expérience de pensée est, à mes yeux, toujours préférable aux réformes empressées, parce que l’imaginaire permet de faire l’étalonnage des possibles, d’identifier les cas limites, sans que la société elle-même ait à en subir les conséquences. Ministres et Législateurs seraient bien avisés de relire More, autant que Montesquieu, avant de s’engager dans des constructions hâtives. Et je suis sûr qu’un algorithme bien programmé ferait émerger d’un corpus bien constitué un répertoire de solutions à soumettre à leurs sages  interpolations. Mais, à ce jour, aucune base de données utopiques et science-fictionnelle n’est dédiée à cet effet.

Concernant les pistes de recherches possibles, j’en identifie au moins quatre :

  • d’abord, celle consistant à mettre au jour, texte après texte, toutes les représentations du juge présentes dans le corpus utopique. J’ai un peu dégrossi le sujet avec ma monographie, mais sans me concentrer systématiquement sur le juge en lui-même. Le point de départ doit être l’Utopie de More, qui est marquée par l’approche chrétienne du for intérieur et l’image d’un juge bienveillant plus qu’érudit.
  • ensuite, il faudrait explorer l’absence du juge, ou les juges qui n’en sont pas vraiment, des dystopies et de la science-fiction, qui montrent souvent des justices expéditives, sans garantie des droits de la défense et, surtout, mettant en scène une confusion entre le juge et le ministère public. Le corpus, ici, doit s’étendre aux séries télé, avec notamment quelques épisodes de La Quatrième dimension.
  • la troisième piste est celle qui convoque les space opera et planet opera qui, généralement, mettent en scène des juges aux compétences très (ou trop) étendues. Combien de fois la Terre, l’Humanité, a-t-elle été jugée (in)digne d’intégrer la grande communauté galactique ? Je pense au procès de la Terre(ur) dans L’Anneau de Ritornel de Charles L. Harness, qui, lui-même était avocat de formation.
  • enfin, la dernière piste, la plus saillante aujourd’hui, est celle qui interroge la place des I.A. dans le processus judiciaire et le recours à des algorithmes toujours plus puissants, qui risqueraient, in fine, de confisquer la décision au juge humain. La justice robotique est tantôt parée de toutes les qualités, tantôt synonyme de retour du totalitarisme. Là encore, le corpus est vaste, depuis la logique des robots d’Asimov doués de jugement, jusqu’aux I.A. fortes qui tentent d’améliorer la justice à l’échelle de centaines de mondes (Ann Leckie, Iain M. Banks).

Si des étudiants en droit (histoire du droit, anthropologie juridique, philosophie du droit, etc) sont intéressés, si des initiatives se prennent dans cette direction, je suis à l’écoute et au service de ceux qui partagent la même préoccupation : l’intégration dans la culture juridique des chercheurs et des praticiens de repères littéraires, discursifs et narratifs, qui sont ceux de l’utopie et de la science-fiction ! Petit-à-petit, nous sortons des carcans intellectuels qui, jadis, mettaient à l’écart, en les prenant trop au pied de la lettre, les fructueuses cités de l’Imaginaire.

(ceci est la version rallongée d’un petit post sur LinkedIn).

Les droits imprescriptibles de l’utopie, enfin !

En 2016, après mon habilitation à diriger les recherches, soutenue à la faculté de droit, j’ai réalisé deux choses, voire trois : 1) que des sujets que j’y avais abordé, au prisme de la Norme, le plus excitant était de loin l’utopie (je le savais déjà, mais bon…), 2) qu’on ne me permettrait jamais d’avoir un poste de professeur (je suis maître de conférence) sans avoir rédigé une monographie digne de ce nom (il faut entendre par là un ouvrage entièrement nouveau, assez ample, et non une simple synthèse critique de mes articles précédents), et 3) que j’avais vraiment besoin de me concentrer sur ce que j’aimais vraiment chercher (en cessant, au moins temporairement, de faire les recherches qu’un certain académisme de bon aloi m’imposait). Du coup, j’ai pris le taureau par les cornes et j’ai mis en oeuvre une forme de disruption dans mon parcours (le mot est à la mode). J’ai changé de laboratoire, sur la base de ce qu’on appelle dans le jargon universitaire un « exeat » recherche, qui m’a été accordé sur la base d’un projet de rédaction d’une monographie, et, pendant trois années, de 2017 à 2020, j’ai focalisé tout mon travail de chercheur sur l’utopie et ses liens avec la culture juridique (en continuant normalement mes cours). Bien sûr, j’ai régulièrement travaillé sur l’utopie, depuis mon mémoire sur La Cité du Soleil de Fra Tommaso Campanella, en 1996, mais c’était toujours, disons, en catimini, et je disposais d’un certain nombre d’articles, d’interventions, mais tout à fait disparates, sans cohésion. L’idée était, non pas de compiler ce matériau primitif, mais bien de prendre du recul, de le codifier et de lui donner un sens fort, exprimant ma conviction sur la place légitime et le rôle pédagogique de l’utopie dans la pensée juridique.

Le titre est venu presque tout de suite, parce que l’utopie m’apparaît comme l’écho littéraire d’une culture juridique, mais aussi politique, institutionnelle, sociale, et qu’elle s’inscrit à la croisée des sciences humaines et de l’imaginaire puisqu’elle décrit généralement une cité qui n’existe pas tout en exposant les moyens de sa perfection supposée. L’auteur d’utopie se positionne donc toujours par rapport au monde réel qui l’entoure et que souvent il réprouve, ce qui fait de l’utopiste un « faux » rêveur par excellence, et un vrai contempteur des dérives sociales de son quotidien. L’utopiste questionne, critique, propose. Tout comme dans la science-fiction, il est donc facile de constater que les systèmes juridiques, les normes sociales et la Justice elle-même, animent, informent et nourrissent l’utopie. Or, le droit dans l’utopie échappe à l’usure du temps, puisqu’il ne s’applique que dans l’espace de l’Imaginaire, et ignore toute perversion née de la pratique. Il est donc imprescriptible. Il ne peut pas s’éteindre, sauf à éteindre jusqu’à la flamme même l’utopie dans la pensée sociale. L’utopie, de ce point de vue, constitue le plus formidable laboratoire juridique qui soit, puisqu’elle permet d’identifier et d’exprimer une culture juridique dominante (à l’époque où le texte est écrit) tout en stimulant une réflexion critique sur cette même culture (qu’on peut réinventer ou dépasser). D’où le sous-titre que j’ai choisi, et qui trahit aussi l’influence de ma formation en anthropologie juridique : essai sur la culture juridique dans les oeuvres utopiques.

J’ai eu la chance d’avoir une formidable liberté de réflexion pour l’écriture de cette monographie. J’ai eu du temps, de l’espace, et la lente maturation de mes idées de départ a pu s’opérer au fil des lectures et de relectures. Comme à mon habitude, j’ai littéralement « tagué » des dizaines et des dizaines d’ouvrages, à grands coups de feutres, de stabilo, de stylo, et j’en passe. Ma bibliothèque utopique ressemble désormais à une forêt multicolore de post-it, ces petites étiquettes fluo qui dépassent des ouvrages compulsés. Mais, comme d’habitude, je me suis bien gardé… de tout garder ! J’ai fait preuve de parcimonie, dans les références comme dans les sources, et je n’ai jamais tenté d’être exhaustif, et encore moins érudit. Appliquant à la monographie les conseils que je donnais à mes étudiants en cours de rhétorique, j’ai misé sur la dynamique de la réflexion, le choix des arguments et assumé complètement la subjectivité de mon approche. Certaines de mes conclusions flirtent allègrement avec la marginalité lorsque je classe, par exemple, telle utopie dans telle catégorie qui n’est pas généralement celle qu’on lui attribue. J’assume tout, parce que, voyez-vous, cette monographie sur l’utopie est à mon parcours de chercheur ce que Tancrède est à mon parcours d’auteur : un texte éminemment personnel, informé par une longue recherche, mais qui à aucun moment n’a été guidé par quelque forme de conformisme que ce soit. À bientôt 50 ans, et après 25 années d’enseignement, j’ai conquis le droit d’exprimer ma différence et de la défendre comme pertinente.

J’espère que vous aimerez ce texte, mais avant de vous précipiter pour le pré-commander en suivant la procédure que je vous donne ci-dessous, il faut encore que vous sachiez que : 1) sur le plan de la lisibilité, qui est un critère important, je dois admettre qu’il est aussi dynamique (je sais tirer les leçons de l’expérience narrative) qu’hypotaxique (entendez par là, qu’il contient un nombre indécent de phrases subordonnées, et je préfère être clair sur ce point) ; 2) sur le plan de l’intérêt, vous y trouverez des choses nouvelles sur les utopies convoquées, mais il serait préférable d’avoir lu le corpus, même si, bien sûr, j’ai pris soin pour chacune des utopies, des eunomies, des dystopies et des uchronies que j’étudie, d’en rappeler le contexte, et, brièvement, l’histoire ; 3) même si je convoque Wells et Zamiatine, vous ne trouverez dans cette monographie que peu de lignes consacrées à des romans de science-fiction. Pour une raison simple : mon objet est l’utopie avant tout. Et puis, j’envisage de mener la même recherche sur la culture juridique dans la science-fiction dans les années qui viennent. Dont acte.

Si vous souhaitez commander l’ouvrage, qui ne paraîtra qu’au printemps, vous pouvez adresser un message aux Presses Universitaires, à Madame Marie-Christine Tebar (marie-christine.tebar@univ-amu.fr), qui vous enverra un formulaire de commande. Le tirage, est-il utile de le préciser, est modeste, mais, gageons qu’il y aura suffisamment de volumes pour les plus motivé(e)s.

Utopiquement vôtre,

Ugo

À la recherche de l’égalité citoyenne (perdue) ?

Je n’actualise pas souvent ce blog, je vous l’accorde et m’en excuse. Je pourrais dire que c’est parce que je suis toujours débordé par mes obligations universitaires, mais je réalise que c’est aussi, grâce à une lucidité qui vient avec l’âge, par pure procrastination, la plupart du temps.

Voici l’enregistrement (de bonne qualité audiovisuelle) d’une conférence sur l’égalité citoyenne présentée à Lille dans le cadre du programme « Inégalités » de l’Association culturelle universitaire l’Esprit d’archimède (ALEA) que m’avait invité à faire un cher ami physicien, Daniel Hennequin (qui, au passage, se trouve être non seulement un fidèle des journées interdisciplinaires de Peyresq, mais aussi le responsable d’une chronique scientifique régulière sur Radio Bleue Nord, « Ramène ta science« ).

Lien vers la conférence : https://webtv.univ-lille.fr/video/11683/batir-l’egalite-citoyenne-enjeux-juridiques-et-representations-utopiques

Sans doute suis-je trop long, et parfois approximatif, mais j’espère que mon propos reste utile : j’ai choisi, plutôt que de théoriser sur l’égalité, de présenter un ensemble d’extraits de textes, utopiques et juridiques, qui permettent de mesurer, au fil du temps, la pluralité d’enjeux de cette quête inachevée d’un monde humain plus juste, plus équitable. A minima, vous avez le plaisir de relire quelques auteurs majeurs…

Avec un petit clin d’oeil cinématographique au beau milieu… 😉

Je reviendrai peut-être d’ici Noël, mais rien n’est moins sûr. Donc, même si c’est encore tôt, bonnes fêtes à toutes et à tous !

Ugo

Synthèse totale ?

« Il y a synthèse totale, quand la représentation d’un objet, la perception d’une nature quelconque est confrontée et saisie dans son rapport avec la représentation d’un sujet et de ses exigences. La conscience se connaît alors tout entière dans cette synthèse. Elle n’est plus spécialement objet, comme dans l’oeuvre de science, ou spécialement sujet, comme dans l’action, mais objet et sujet tout ensemble, assimilation de l’objet par le sujet et accommodation du sujet à l’objet, en bref adaptation et même identification de l’un à l’autre, comme si elle revenait, au terme de son progrès, à l’unité affective de cette phase syncrétique qui en avait marqué les débuts. C’est alors seulement qu’elle s’éprouve pleinement elle-même comme conscience. Autrement dit, ni la représentation théorique, ni même la représentation pratique, ne sont conscience achevée. Seule la représentation esthétique détient ce caractère, ce qui revient à affirmer que l’être conscient n’est tout entier, ni dans ses connaissances, qui sont, par leur objectivité même, ce qu’il y a de plus extérieur à lui, ni même dans ses actes, par lesquels il ne s’exprime jamais entièrement, mais seulement dans ses émotions, dans ses sentiments, dans ses dispositions affectives, dans sa vie ou dans sa représentation esthétique de lui-même et des choses. »

Cet extrait du Traité de pédagogie générale de René Hubert (coll. Logos, P.U.F., Paris, 1965) est daté. Il appartient viscéralement à son contexte historique et culturel. En plus dans le style, il m’évoque irrésistiblement un récit d’Alfred E. Van Vogt, c’est drôle. Mais, il me fait malgré tout réfléchir. En fin d’année, je jette un regard rétrospectif sur les moyens pédagogiques que nous avons tous employés (Zoom, etc), et sur les fins pédagogiques que nous affichons, et qui procèdent parfois d’injonctions institutionnelles plus ou moins affirmées, plus ou moins suivies. Ce mot « esthétique », que je serais tenté de remplacer par « forme » ou même « procédure », en tant que juriste de formation, fait aussi écho à ce que j’ai toujours essayé de faire dans mes cours : faciliter l’accès aux connaissances en utilisant l’harmonie, en montrant, d’une certaine façon la renversante beauté du savoir, ou la ligne claire du raisonnement juridique, comme complémentaire à sa sacrosainte utilité dans l’héritage (pas tout à fait encore dispersé) de l’Encyclopédie.

Souvent, je me suis fait (ou l’on m’a fait, notamment lors de la soutenance de mon habilitation) le reproche d’être un peu trop attaché à la forme, ou d’être plus soucieux de la rhétorique que d’atteindre l’exhaustitvité du concept ou du texte étudié. Pourtant, même en recherchant toujours la dynamique de mes propos, voire le rythme pour entretenir la motivation, il m’arrive fréquemment de faire une séance entière de cours (trois heures) sur guère plus que quelques lignes du premier livre de l’Utopie, ou sur un seul petit chapitre du Prince. De même, j’ai tellement approfondi les formes de divination inductive étrusque comme préalable à la procédure romaine en Master 2 que je les connais finalement mieux que la procédure criminelle de l’ordonnance de Saint-Germain-en-Laye (quel aveu !).

Faut-il, dès lors, en revenir à plus d’objectivité ? L’enseignement, en somme, peut-il être total, comme la synthèse susvisée ? En lisant l’extrait, ci-dessus, il me semble que non, précisément. Puisque les connaissances sont présentées comme « extérieures » et que les émotions naissent « intérieures », il me semble que, justement, voir un enseignant exprimer son enthousiasme en laissant paraître ses émotions (disons, son attrait pour ce qu’il enseigne), est la meilleure façon de permettre précisément aux étudiant(e)s de faire de même. C’est-à-dire, de littéralement « s’intéresser » au sujet, à leur façon, en se l’appropriant. Ainsi, plutôt que de le voir comme un bloc de granit qu’il faudrait transporter avec eux jusqu’à l’examen ou à l’épuisement, ils peuvent l’envisager comme une forme d’argile qui peut les aider à redéfinir leur rapport à la connaissance, à lui donner une esthétique appropriée, et plus largement, à reformuler librement leur rapport au monde.

Et, au final, la science-fiction qui m’est si chère, elle aussi procède de la même manière. Et c’est aussi ce qui permet sa rémanente actualité, même lorsque sa forme a vieilli, et que l’objet de sa spéculation apparaît suranné. Malgré les recherches scrupuleuses que font la plupart des auteurs et des autrices, elle est écrite à l’encre de l’enthousiasme, portée par un élan, un désir, sinon une foi, dans la cohérence, la beauté et l’audace de ce qu’elle propose et décrit. L’auteur ou l’autrice dit non pas le monde, mais les émotions qu’il ou elle ressent, le regard subjectif qu’il a jeté sur le monde. Il en va ainsi du Dune de Frank Herbert, par exemple, ou des plus beaux textes d’Ursula Le Guin. Et c’est pour cela aussi que ni le cyberpunk ni le merveilleux scientifique ne seront obsolètes. Les plus beaux textes ne meurent jamais, parce qu’ils nous ouvrent les portes d’une synthèse totale sur nous comme sur le monde, au-delà du contexte qui leur a servi d’assise. Ce qui, en nous permettant d’échapper aux représentations purement intellectuelles, voire idéologiques lorsqu’elles nous empêchent de penser, comme aux représentations strictement pratiques et matérielles, qui semblent souvent objectiver nos propos de façon contraignante, nous offre cette liberté de ton dont nous avons tous besoin pour exister.

Et, bien sûr, ce petit propos, en lui-même, assume totalement sa subjectivité. Et comme l’écrivait Van Vogt, dans Le Silkie, « J’ai trois formes. Une seule est humaine » 🙂

Belle(s) synthèse(s) à vous !

Une petite carte mentale sur l’utopie…

Une fois n’est pas coutume, voici une petite carte mentale que j’ai préparée pour présenter la synthèse de ma monographie sur la culture juridique dans les utopies à des étudiants de troisième année de licence en séminaire d’excellence.

L’idée/ambition était double : passer en revue les grandes oeuvres et dates du corpus utopique, sans rechercher l’exhaustivité, tout en adoptant une approche novatrice quant à leur classification, en intégrant notamment leurs soubassements juridiques.

Le texte est disponible sur HAL en version de travail. En espérant aiguiser votre appétit pour l’utopie, qui ne cesse jamais de nous surprendre tant elle parvient à éclairer notre quotidien, crise après crise, tout en nous évitant de tomber dans l’idéologie.

Destination Moon (2/2)

3. Have Torchship – Will Travel.

La pesanteur artificielle à bord du Columbus est parfaite : zéro fluctuation. L’équipage s’y est acclimaté en deux temps trois mouvements. Certes, le décollage a été rude, et aucun des quatre passagers n’a son brevet de pilote. Mais, cela n’a aucune importance : l’accélération et la trajectoire sont monitorées par le cerveau positronique conçu par Asimov lui-même. Et, Robert le sait : rien de fâcheux ne peut arriver sous l’empire des Trois Lois. Il n’y a que dans les nouvelles d’Isaac que les robots s’égarent. Le cerveau positronique du Columbus est l’un des deux seuls qui existent, pour l’heure. Son « jumeau » se trouve dans le laboratoire de son concepteur. Isaac Asimov a programmé les deux pour amener le vaisseau jusqu’à la Lune, le poser à l’endroit prévu, et l’en faire repartir dans des conditions optimales de sécurité. Le risque d’erreur humaine est donc tout à fait écarté. Et c’est, sans aucun doute, la clef de la conquête spatiale à venir. 

Irving Pichel, son Auricon 2000 à l’épaule, s’est détourné de la nuit infinie piquetée d’étoiles, que dévoile l’unique hublot de vitracier de la fusée, et filme, sur une bobine de seize millimètres, ses compagnons, affairés à préparer l’alunissage. 

Virginia Heinlein se tourne vers lui, agitant deux doigts en ciseaux. 

« Coupez donc, cher Irving, et venez plutôt m’aider à déplacer les scaphandres ». 

Le réalisateur s’exécute de bonne grâce, non sans avoir soigneusement arrimé sa caméra expérimentale grâce au velcro de la paroi. Cette nouvelle matière, née de la science des Ingénieurs, dispose d’un formidable pouvoir adhésif. Sa commercialisation n’est prévue que dans cinq ans. 

« Je tiens à vérifier mon set de réactifs avant l’alunissage », dit Virginia, concentrée. 

À l’instar des deux autres hommes à bord, Irving Pichel sait que Madame Heinlein, née Gerstenfeld, a passé haut la main tous les tests de résistance physique. Outre son doctorat en biochimie qui la désigne, c’est elle, qui a suivi des cours de programmation d’Asimov. Une semaine avant le décollage, elle a baptisé « Daniel », le cerveau positronique, en clin d’œil au prophète biblique que le roi Darius avait jeté dans la fosse aux lions. Dans cette cabine exiguë, qu’une simple épaisseur d’acier martelé sépare du vide glacé de l’espace, elle est déjà, le symbole d’une humanité nouvelle, libérée de la gravité et du doute. 

Robert s’approche. 

« Ma chérie, je peux m’en charger, si tu veux.

« Non, Bob. Toi, tu prends des notes, c’est ton rôle, souviens-toi ! 

« Oui, M’dame », répond le mari tancé, avec un petit salut militaire. 

Il rouvre son carnet. 

Pensif, il le feuillette à rebours, relisant des notes prises il y a plus d’un an. Il en avait fallu du temps pour mettre d’accord tous les acteurs du projet. Convaincre les sages des Ingénieurs Cosmiques, d’abord, de révéler une partie de leur projet aux géants d’une industrie cinématographique qu’ils considéraient comme vulgaire. Jack Williamson, Donald A. Wollheim, et l’unique membre extérieur du Continuum, le britannique Éric Frank Russel, avaient spontanément apporté leur appui à la proposition de Heinlein. Mais Alfred Elton Van Vogt avait tenté d’opposer un véto. Au final, c’était l’intervention de Gernsback lui-même qui avait été décisive. Robert avait su trouver les mots face au vieux président d’honneur. Il lui avait rappelé les futurs qu’il décrivait aux premiers temps d’Amazing Stories : « Nous voyons l’homme du futur (…) voler avec légèreté ». Et si c’était sur la Lune et en Technicolor™ ? avait suggéré Robert. Tout cela avait paru être une excellente idée à celui qui avait commencé son parcours d’éditeur confiné dans un garage. 

Puis, il avait fallu convaincre George Pal, en personne. Beaucoup plus délicat, considérant que, outre le mépris réciproque entre le grand écran et les petites revues, la plausibilité scientifique du récit n’était pas un critère de réussite commerciale. Or, le projet de Robert Heinlein imposait la première. C’était sa raison d’être. Pal n’était guère excité par le voyage vers la Lune ; il le jugeait ennuyeux même. Il avait fait valoir que le Frau im Mond, réalisé par Fritz Lang, en 1929, n’avait pas autant fasciné le public que les Aventures du Baron de Münchhausen, de Méliès. Toutefois, Robert avait su, là encore, mettre l’accent sur un point important du projet : les effets spéciaux. Voilà un défi à la hauteur d’un grand producteur ! Un film entièrement tourné en effets spéciaux, grâce à des techniques, dont la plupart restait à inventer, et qui marqueraient, voire orienteraient, toute l’histoire du cinéma de science-fiction ! Et Pal, galvanisé, avait recruté Lee Zavitz. L’homme était déjà connu à Hollywood pour son travail sur Autant en emporte le vent, de Victor Fleming, en 1939. Heinlein s’était sagement retenu de commenter ce choix. Et il avait bien fait ! Zavitz, qui croyait déjà à l’inéluctabilité de la conquête spatiale, avait été cependant déçu en comprenant qu’il ne ferait pas partie du voyage jusqu’à la Lune ; qu’il ne ferait que retravailler les prises de vue rapportées par Pichel, pour les rendre plus acceptables par le public. Mais Robert savait comment consolider son enthousiasme. Ils avaient dîné en tête à tête, dans un restaurant mexicain. Et, dès le lendemain, à la première heure, un café à la main, les yeux brillants, Zavitz avait déboulé dans les studios de George Pal en déclarant, avec un sourire triomphal, qu’il visait un Oscar pour les effets spéciaux de « Destination Moon », le film de science-fiction le plus réaliste de l’histoire d’Hollywood !  

Ce que personne ne savait, à part Virginia, c’est que le Continuum avait accordé à Robert le droit d’adouber Lee Zavitz, bien que ce dernier ne fût, ni un auteur, ni même un scientifique. Zavitz était donc devenu, ce soir-là, entre deux tortillas, un « Technicien Cosmique », au sens propre, qui pourrait, toute sa vie, servir la cause de l’intérieur. La proposition avait été si belle, qu’il n’avait même laissé son interlocuteur à moustache finir sa phrase. 

« Vendu ! » avait déclaré Lee, en se levant brusquement, en s’attirant tous les regards, dans une salle pourtant accoutumée aux facéties locales.

Robert referma son carnet et se laissa aller contre le métal qui défiait le vide.  

4. The man who sold the Moon.

Sous le regard amusé de Robert Heinlein et de George Pal, Irving Pichel filme la désolation qui l’entoure. 

Le réalisateur est dans un état second depuis que le Columbus s’est posé, guidé par son cerveau positronique, dans une vaste région de plaines proche d’un cratère d’impact nommé Harpalus, en hommage à un astronome grec. Se servant en virtuose de son Auricon 2000 et d’une pellicule révolutionnaire développée par les Ingénieurs Cosmiques, il filme un royaume de silence, de roche et de régolithe. Sous l’effet de la pesanteur réduite, ses mouvements de caméra sont d’une fluidité inattendue. Il ressemble à un danseur, ivre de sa propre grâce. 

Sa voix, un brin aiguë, résonne dans les récepteurs radio des scaphandres de ses compagnons. 

« C’est… merveilleux ! L’absence d’air, la pureté de la lumière, rend chaque détail si net. Je veux rester ici à jamais. 

« Concentrez-vous, Irving, dit George Pal. Cette pellicule est particulièrement coûteuse et nous n’avons pas le temps pour une deuxième prise ! 

« C’est vous qui payez, George.

« Je ne vous le fais pas dire !  

Robert Heinlein ne peut guère écrire dans son scaphandre, alors il serre fort la main de son épouse, qui se tient à ses côtés. Ils dévorent le paysage des yeux, fascinés d’être là où, jusqu’à cet instant précis, régnaient en maîtres les rêves et les mythes. 

Virginia s’adresse, par radio, au cerveau positronique du Columbus

« Daniel, combien de temps avant la fin du déchargement ? 

« 17 minutes, Madame. 

Virginia Heinlein se tourne vers son mari, et esquisse un petit salut. 

« M’accorderez-vous cette danse, Monsieur ? » 

Le sourire rayonnant de Robert est une réponse satisfaisante. 

Ils s’élancent, d’abord en tâtonnant, puis avec de plus en plus d’assurance, dans une valse silencieuse. À chaque impact silencieux de leurs pieds avec le sol, ils s’élèvent le long d’une gracieuse parabole avant de laisser la gravité les ramener au régolite, sur lequel s’impriment leur joie d’être un couple dansant. 

« Attention, Robert. Nous n’irons pas vous chercher sur la face cachée de la Lune », dit George Pal, d’une voix qui hésite entre l’amusement et l’envie. 

« N’ayez aucune inquiétude, Virginia, Robert est un excellent danseur ! ». 

Irving Pichel, lui, agite fièrement sa caméra.

 « Robert et Virginia, j’ai une idée. On fera passer ce moment pour un instant volé dans le making-of de « Destination Moon ». Lee Zavitz nous fera un petit montage avec vous deux sans scaphandre, et vous aurez quand même votre souvenir, qu’en dites-vous ? 

« Ce sera magnifique, dit Virginia.

Puis, Robert Heinlein, l’air inspiré, se place face au producteur, accroche son regard. 

« George, je crois que je tiens mon scénario. 

 « Ah, déjà ? répond le producteur, un rien inquiet. 

« Ce sera une simple question de poids, de gravité…  

« Comment ça ? Vous parliez d’une aventure humaine… Je ne veux pas un cours de physique, attention. C’est du cinéma, il faut me raconter une histoire !

« La voici, reprend Robert. Un équipage de trois hommes s’envolera. L’alunissage réussira, mais la fusée manquera de carburant pour le chemin du retour. Sans doute parce que, les personnages auront gaspillé de l’énergie. Et, à l’heure du retour pour la Terre, ils n’auront que deux possibilités : mourir ensemble à la surface de la Lune, ou sacrifier l’un d’entre eux. 

« Ils risqueront la mort, alors ? 

« Oui, bien sûr.

« J’aime le côté tragique, mais, attention, il faut délivrer un message positif. 

« C’est bien pourquoi, ils opteront pour une troisième voie, qui marquera le triomphe de l’intelligence dans le respect de la morale et des mathématiques.

« Et tous rentreront sur Terre ? 

« Sains et saufs, grâce à un simple calcul qu’on apprend à l’école ».

Le sourire s’élargit sur le visage poupin du producteur hollywoodien, qui frappe dans ses mains d’une joie presqu’enfantine.

« À la bonne heure ! Rentrez vite dans le Columbus, pour coucher tout cela sur le papier ! »

Robert, à son tour, laisse sa satisfaction s’exprimer, car il vient, tout en présentant son projet de scénario, de trouver des idées pour au moins deux romans à venir. 

« Regardez, regardez ! »

La voix de Virginia le sort de son for intérieur et il réalise qu’il n’a même pas pris le temps d’observer ce qui, au fond, à la surface morte de ce satellite qui n’a jamais fait que refléter les rêves de l’humanité, est le plus important. Son épouse, d’un doigt énorme, boudiné par son gant de scaphandre, désigne l’orbe bleuté, rigoureusement immobile dans le ciel lunaire. Si fixe, qu’on pourrait l’encadrer, en faire une œuvre d’art cosmique.  

« Comme notre planète est belle… », murmure Irving Pichel.

Ce n’est que plusieurs heures plus tard, que le réalisateur se rend compte qu’il a oublié de filmer la Terre vue de la Lune. 

Destination Moon (1/2)

Entre deux articles terminés, l’un sur les mondes-prisons dans la science-fiction, et l’autre sur la place des avocats dans les contes judiciaires, et p’tite une nouvelle napoléonienne à la sauce égyptienne, je retombe sur le troisième texte des Ingénieurs Cosmiques que j’avais envoyé à Bifrost il y a bien plus d’un an, rêvant qu’il soit dans le spécial Lune. C’est un hommage à Heinlein, bien sûr, mais aussi un clin d’oeil à ces fabuleuses revues américaines des années 1930-1950. Je l’ai pas mal retravaillé, je vous le partage, comme un cadeau pour vous évader pendant les vacances (et puisqu’il y a deux semaines, pour les scolaires, je vous la livre en deux parties). J’adore la scène d’accroche dans le bureau de Campbell, qui parlera aux passionnés. Veillez sur vous, et ne lâchez rien. Il est bientôt de retour le temps des conventions 😉 !

  1. The editor was a dope.

John Campbell est assis derrière son bureau et il a sa tête des mauvais jours. Ses yeux brillants sont à la recherche d’un objet à désintégrer ; son stylo s’agite entre ses dents comme doté d’une vie propre. Dans le soleil déclinant, qui perce à travers de hautes vitres de son bureau, sa coupe en brosse se teinte de reflets d’argent terni. 

Robert Heinlein a tout juste le temps de prendre place dans le vieux fauteuil de cuir qui lui fait face, que l’éditeur lui jette au visage un exemplaire, à moitié déchiré, du Saturday’s Evening Post.

« Qu’est-ce que c’est que ces conneries, Bob ? », éructe John Campbell. 

Robert, l’objet martyrisé entre ses mains, se tient coi.

Il sait que rien ne sert d’argumenter, tant que le torrent d’injures ne se sera pas tari. 

L’éditeur frappe du poing sur le bureau.  

« Cela fait dix ans, mon ami, que j’ai pris la direction d’Astounding Stories. Dix ans ! J’ai mené des tas d’auteurs, de l’ombre à la lumière, de l’anonymat à la gloire. Vous êtes arrivé de votre Missouri natal, bigot et étriqué, affublé d’une carrière militaire avortée, d’un parcours de politicien raté, et avec, en tout et pour tout, une misérable nouvelle qui, sans les conseils de votre épouse, aurait été illisible. »

Robert Heinlein encaisse.

« Un cas désespéré, Robert. Voilà, comment ça s’appelle ! En moins de trois ans, de l’été 1939 au printemps 1941, j’ai fait de vous l’un des fleurons d’Astounding. De « Ligne de Vie » à « La logique de l’empire »,  vous avez conquis le public, et envoyé à la casse tous les « pulpsters » de Gernsback. Tout ça, grâce à mes conseils. Oseriez-vous le nier ? » 

Robert Heinlein plonge son regard dans les yeux de lave de l’éditeur.

« Pas le moins du monde, John », dit-il.

Campbell se lève, va jusqu’à la porte de son bureau, et elle claque avec le bruit d’une bombe. Et, malgré son surpoids, il revient au pas de course.  

«  Et, pendant la guerre, crache-t-il, en reprenant sa place, je vous ai confié le jeune Asimov. Vous en avez fait un Ingénieur. Vous avez monté les échelons plus vite que n’importe qui. Et maintenant, vous me trahissez ? Et deux fois en plus ? »

Robert Heinlein regarde l’exemplaire déchiré du Saturday Evening Post. Il est daté de la veille, le 26 avril 1947. 

Il ressent une fierté qu’il ne saurait dissimuler. 

 « John, dit-il, il ne s’agit pas d’une trahison, mais d’une victoire.

 « Une victoire ? Pour vous, peut-être… 

 « Pour moi, oui. Pour la science-fiction, aussi. Pour tous les Ingénieurs. »

John W. Campbell frémit. 

« Pas pour Astounding Stories, toujours, dit-il, avec amertume.

Soudain, l’éditeur semble se calmer, comme un requin s’éloigne avant de revenir. 

« Vous êtes un professionnel, Bob. Dois-je vous rappeler que j’ai les droits exclusifs pour toutes vos nouvelles de l’Histoire du Futur ? Y compris celles à venir, qui… » 

  Robert Heinlein le coupe.

« Oh, non, John ! Pas du tout ! Les textes que vous avez payés rubis sur ongle sont à vous, et je m’en réjouis, car votre revue est la meilleure sur le marché. Mais je n’ai concédé aucun droit sur mes textes à venir. Y compris sur ceux appartenant à l’Histoire du Futur.

 « C’est pourtant un cadre narratif dont je revendique la paternité », dit Campbell. 

C’est au tour de l’auteur de serrer les poings. 

 « C’est encore à voir », dit Robert d’un ton froid. 

La tension entre les deux hommes fait monter la température de la pièce.  

D’un coup de menton, John Campbell désigne l’objet du délit. 

« Le jockey de l’espace », vraiment ? Qu’est-ce que c’est que ce titre ridicule ? Où est passée votre ambition spéculative ? Vous galvaudez le message des Ingénieurs Cosmiques. Et dans quel but ? Pour de l’argent ! »

L’éditeur ressemble à un Inquisiteur, mais Robert, sûr de son bon droit, a retrouvé son calme.

« Vous vous trompez, John. Si j’ai publié « Les vertes collines de la Terre », il y a deux mois, et si j’ai recommencé avec « Le jockey de l’espace », ce n’est pas par appât du gain, mais par lucidité. Une lucidité que je suis surpris de ne pas voir à l’œuvre chez vous, John. 

L’éditeur a imperceptiblement vacillé. 

Robert sait qu’il a gagné. 

Mais il en conçoit une certaine tristesse. 

« John, reprend-t-il, la guerre a tout changé ! La bombe atomique a réduit le monde, l’espace et le temps à des quantités finies, mesurables. Annihilables.Le temps presse. Les Ingénieurs Cosmiques ne peuvent plus se contenter de diffuser des connaissances scientifiques et d’applications d’avant-garde à une élite. 

 « Ainsi vous remettez en cause le projet initial de Gernsback et de Tsiolkovski ? 

  « Et alors, s’agit-il d’un dogme ? Avons-nous renoncé à la Raison ? »

Campbell parait accuser le coup.

« Non, bien sûr. D’ailleurs, ce projet, je l’ai moi-même étendu aux sciences sociales. 

 « Et vous avez bien fait. Mais il faut aller plus loin, John. » 

Campbell se laisse aller dans son fauteuil, réunit ses mains en pyramide. 

« Que proposez-vous ? 

 « Il faut élargir la cible ! Éduquer le grand public ! Avec la prolifération de l’arme nucléaire, se sera l’Expansion ou l’Extinction. Une poignée d’ingénieurs et d’érudits ne suffira pas à conjurer la seconde. Il faut donner au peuple américain les moyens intellectuels et politiques d’embrasser l’Âge de l’Espace. Le message doit entrer dans chaque foyer, en passant par les magazines généralistes.

  « La science-fiction sur papier glacé, souffle Campbell, ironique. L’espace entre une publicité pour le savon et la liste des matchs de la saison, vraiment ? 

  « C’est le public qui doit choisir lui-même. Et je ne vais pas m’arrêter là, John. D’autres supports de diffusion sont à conquérir, à commencer par le plus important de tous : le cinéma. »

John W. Campbell écarquille les yeux, sidéré par l’audace. 

« Le cinéma, maintenant ? 

 « Le plus grand medium artistique que l’esprit humain ait développé. Il est fait pour la science-fiction, vous ne le voyez pas ? C’est par le cinéma, j’en ai la conviction, que sera popularisé le voyage spatial ! »

Robert se lève d’un bond, fait quelques pas dans le bureau.

« Il nous faut plus que des Ingénieurs Cosmiques, à présent. Il nous faut des Réalisateurs Cosmiques ! »

John W. Campbell joue avec son stylo, pensif. 

La nuit tombe quand, finalement, l’éditeur se penche en avant. 

« Je crois que je vous comprends, Bob. Peut-être même pourrais-je être d’accord avec vous, en tant qu’Ingénieur. Mais, justement : en avez-vous parlé au Continuum ? Les Sept Sages ont-ils donné leur aval ? » 

Robert Heinlein, le Post toujours à la main, revient vers le bureau et se place face à John Campbell. Dans la lumière chiche de la petite lampe posée sur le bureau surchargé de documents, les deux hommes ressemblent à des faunes grimaçants. 

« Pas encore…, dit l’auteur. 

 Et s’ils refusent de valider cette nouvelle stratégie ? »

Robert regarde son interlocuteur droit dans les yeux, en frère.  

« Alors, je partirai ».

2. The woodpecker has a gun.

Sur l’écran, un pivert à plumage bleu et à crête rouge s’avance en sautillant. Coiffé d’un haut-de-forme noir incongru, il tient un parapluie fermé, inutile en plein désert. 

L’oiseau part d’un rire qui monte, descend, et se répète.

Dans la pénombre de la salle de projection, le public s’agite un peu. 

Assis à côté de sa nouvelle épouse, Virginia, Robert Heinlein observe chaque réaction, sur les visages, à sa droite et à sa gauche : ce sont ceux d’hommes d’affaires, d’industriels établis, de magnats de la presse, qui n’ont guère l’habitude de se concentrer sur un dessin animé. 

Certains, qui s’attendaient sans doute plutôt à un discours, font mine de se lever, mais, malgré eux, leur regard reste accroché par les gesticulations absurdes du pivert animé. 

Robert a confiance. 

Le projet qu’il porte, au nom des Ingénieurs Cosmiques, a été bien préparé. Cela lui a pris plus de deux ans. À ses côtés, Virginia, dans une très belle robe du soir rehaussée d’un collier de perles, se serre contre lui. Elle partage son excitation, mesure l’importance du moment. 

À l’écran,  le pivert s’empare d’une carabine. 

Il tire. 

Le recul de l’arme l’envoie tournebouler, les spectateurs rient. 

Mais, sur la suggestion d’une voix « off », l’oiseau se met à tirer coup sur coup vers le sol, et, en réaction, il s’élève dans l’air, lui-même surpris par la puissance de propulsion de l’arme à feu. 

Dans la salle, le silence revient, attentif. 

Au premier rang, Walter Lantz s’agite de contentement. Le cartooniste d’Hollywood est le créateur de ce Woody Woodpecker, cet oiseau de celluloïd, qui est chargé, ce soir, de faire passer le message des Ingénieurs Cosmiques. Et, il y réussit, manifestement. 

La carabine de Woody vient d’être remplacée par une fusée.

Le pivert y prend place. 

Destination : Lune. 

Boum, boum, boum, l’oiseau s’envole sur sa carabine spatiale à ailettes. 

En chemin, il s’offre même le luxe d’une petite sortie extravéhiculaire grâce à un scaphandre spatial qui, officiellement, n’existe pas encore.  

Robert esquisse un discret sourire de satisfaction, en se remémorant les expériences qu’il a menées, durant la guerre, aux côtés d’Asimov et de Sprague de Camp, à la Naval Air Experiment Station. Hélas, aucun des deux Ingénieurs n’est présent ce soir. Trop occupés à accomplir leurs propres missions, sans doute.

Sur l’écran, la fusée atteint Lune.

Elle se pose, après avoir opéré un basculement à 180 degrés, utilise son propre moteur pour freiner sa chute. Woody point le bout de son bec, constate qu’il n’y a rien à faire sur ce satellite sans vie et sans air, et repart illico vers la Terre, où sa fuse se pose en douceur grâce à une série de parachutes.    

La séquence se termine. 

Lorsque la lumière revient, les applaudissements fusent. 

Le vice-amiral Caleb Laning, ami proche de Robert Heinlein se lève, comme convenu, et, défroissant son smoking d’un geste machinal, demande qu’on arrête le projecteur. 

Droit, comme à la parade, il s’adresse au public :  

« Messieurs, la première nation qui atteindra la Lune contrôlera la Terre ». 

Une forêt de bras se lève, les questions pleuvent, la discussion s’engage. 

Robert Heinlein lui adresse un signe d’encouragement. 

Il y a deux ans, les deux hommes ont publié dans Collier’s magazine, un article de prospective sur le vol spatial : « Flight into the future ». Ils y développaient l’hypothèse que, dans vingt ans, il y aura des villes sur la Lune, ou plutôt dans la Lune, avec l’air conditionné dans des appartements convenablement pressurisés, de l’eau et la nourriture acheminées depuis la Terre ; et, bien sûr, des vols réguliers décollant depuis la Lune vers Mars ou les planètes extérieures, en tirant profit de sa gravité réduite. Cal et lui avaient même prévu la création d’un corps d’élite de pilotes spatiaux. 

Mais, ce soir, Caleb n’exposera rien de tout cela. 

Il se contentera de répondre aux questions, souvent très terre-à-terre, de ces hommes d’argent, d’action et de négociation. Car, l’enjeu est là : si les industriels présents sont convaincus de la faisabilité technique et de l’intérêt économique du vol spatial, alors le destin de l’Amérique, et par ricochet de l’humanité, changera. Au sortir d’une guerre mondiale qui a enseveli les usines sous les bombes et noyé les ambitions dans le sang, c’est d’abord l’excitation de la grande entreprise qu’il faut faire renaître. 

Robert se penche vers Virginia. 

« Ils ne se laisseront pas convaincre facilement », murmure-t-elle, devinant ses pensées. 

Il acquiesce, observant de petits groupes de discussion se former, nimbés par la fumée d’un cigare. Caleb Laning navigue de l’un à l’autre, perdant, petit-à-petit le contrôle de la soirée. C’était prévu. Il faut laisser les germes du futur grandir dans les esprits entreprenants. Un militaire qui cherche des financements privés, ce n’est jamais très facile, Robert ne le sait que trop bien. Dans une demi-heure, une heure au plus, tout le monde sera reparti, mais peut-être que demain, après-demain, des appels, des propositions viendront…

Discrètement, l’auteur de science-fiction se tourne vers l’arrière de la salle, tout en passant le bras autour des épaules de Virginia, comme un adolescent amoureux pressé d’embrasser la fille qu’il a invitée au cinéma. 

Il est le seul à le savoir, à l’exception de Virginia, mais, dans le mur du fond, une caméra cachée filme toute la salle. Et, derrière l’objectif, se tiennent, sans doute surexcités, un grand producteur et un cinéaste hollywoodien, qu’il a su convaincre de s’engager dans un projet fou. Ensemble, ils vont tourner un long-métrage qui changera le regard du public américain sur la Lune. Une œuvre qui ne serait pas envisageable, sans les formidables avancées technologiques des Ingénieurs russes d’Akademgorodok. Un film de science-fiction réaliste, dont Robert a trouvé et imposé le titre dès la toute première réunion de travail, il y a moins de deux mois,  dans le bureau de George Pal. Un film, dont le tournage vient de commencer, en prises de vue réelles. 

Woody Woodpecker, sans doute, ne retournera sur la Lune. 

Mais, l’humanité est quand même un peu plus persévérante qu’un pivert.

[à suivre]

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