Cher(e)s tout(e)s,
Avant tout, permettez-moi de vous souhaiter une bonne et heureuse année 2023 : qu’elle vous apporte des joies au quotidien et vous tienne éloigné(e)s des souci(s), tout petits (pour les grands, il reste la foi, la prière, l’amitié et le volontarisme de bon aloi). Comme tout le monde, je vieillis et je m’adapte. Comme tout le monde, je réfléchis et je change d’avis, pas aussi souvent que de chemise, mais bon. Mais, comme tout le monde, je garde des archives et, parfois, dans un élan de nostalgie, ou pour les besoin d’une référence, je les retrouve. D’autant plus souvent que mes projets, littéraires comme universitaires, ont une temporalité assez lente (c’est un euphémisme), qui s’étale sur plusieurs années, souvent une dizaine.
Là, en préparant l’introduction de mon cours d’histoire des idées politiques, je retrouve le texte d’une séance de culture générale que j’avais préparée pour mes étudiants de première année de droit, en 2011, en m’inspirant d’un ouvrage de Yannick Rumpala, Développement durable ou le gouvernement du changement total (qui date de 2010, et qui bien antérieur au chef-d’oeuvre de ce dernier, Hors des décombres du monde, ChampVallon, 2018, que vous ne pouvez pas ne pas avoir lu, sauf à le faire très rapidement). Je le relis, et je me retrouve frappé par son obsolescence. C’est pourquoi je le partage avec vous, paradoxalement. Parce qu’il (me) montre à quel point les représentations du monde ont changé, et se sont, selon le jugement que vous ferez, concrétisées ou refermées sur elles-mêmes. Dans ces lignes, qui se voulaient pédagogiques il y a douze ans, après une partie nécessaire sur les définitions et l’histoire des notions, j’évoquais la récurrence de la métaphore biologique du politique, et j’ouvrais sur la notion de maladie héréditaire des nos modèles de développement, à la lumière de rapport de l’ONU, écrit dans un autre siècle, qui définissait le développement durable. Je croyais voir, au-delà des résultats immédiatement visibles, et c’est là le plus intéressant (pour les plus pressés, c’est dans la dernière partie du texte), l’émergence possible d’une sorte de dystopie écologique douce, fondée sur le marketing et l’acceptation intériorisée par les citoyens des restrictions nécessaires à leurs libertés, et qui se serait accompagnée, voire adossée, à un retour en grâce de la citoyenneté moniste de l’antiquité gréco-latine. Une interprétation très subjective et éloignée, je le précise, de l’ouvrage de Yannick Rumpala qui, avec sagesse, ne s’aventurait sur ce terrain, au fond, plus fictionnel qu’intellectuel. Je ne formulerais plus du tout les choses de la même manière aujourd’hui, ni pour les enseigner, ni pour les extrapoler. Un rappel, du poids du contexte et des limites, sinon de la problématisation elle-même, du moins, de nos interprétations, fortement influencées par le présent.
Demain n’est pas écrit. Je me le dis, me le répète, et, parfois, j’arrive presque à y croire 😉

« Le développement durable, entre institutionnalisation et réinvention du citoyen ? »
Les termes de « développement » et de « durable » sont, aujourd’hui, profondément ancrés dans notre langage courant, si familiers dans nos représentations du monde économique ou politique, si omniprésents dans le champ de la communication, qu’elle soit commerciale ou institutionnelle, qu’ils sont devenus des « impensés » ou presque. Tout le monde semble savoir précisément ce dont il s’agit lorsqu’on les emploie. Il faut pourtant revenir sur leur origine et leur définition, avant de présenter l’ouvrage de Yannick Rumpala, qui se penche plus particulièrement sur l’impact institutionnel du développement durable et la marche en avant vers un « gouvernement du changement total », qui passe, en grande partie la gouvernementalisation de la consommation.
La notion de développement est un concept récent des sciences sociales et de la communication, qui a émergé à la suite de ceux d’échange et de réseau. On peu revenir rapidement sur cette généalogie du concept de développement. A la fin du XVIIIème siècle, et au début du XIXème siècle, c’est la notion d’échange qui domine d’abord la pensée politique et sociale. Le paradigme de la communication au XVIIIème siècle est le suivant : l’échange a un pouvoir créateur. Sur le plan des idées politiques et économiques, la communication est au coeur de la pensée libérale des physiocrates, avec la maxime « laissez-faire, laissez-passer » de François Quesnay, chef de file de la secte des économistes qui ouvre la voie au libéralisme plus politique des Lumières.
L’Angleterre est la première à faire sa « révolution de la circulation » commerciale, même si la France de Louis XIV avait déjà, pour des raisons plus stratégiques, tenté de faire « son pré carré », à l’aide du maréchal de Vauban qui rêvait d’une France irrigéespar des canaux artificiels servant de voies d’échange et de communication. Deux conceptions de l’échange, celle anglaise et celle française, s’affronteront pendant tout le siècle, volontarisme contre absolutisme, Raison contre Liberté. Cela se traduit dans les cadres institutionnels, dans l’imaginaire scientifique. L’échange est aussi un créateur d’idées, de contradictoire.
Au XIXème siècle, l’échange est occulté par le réseau et c’est au comte Claude-Henri de Rouvroy de Saint-Simon que revient l’honneur d’avoir utilisé la notion le premier dans sa « physiologie sociale », où l’organisation de la société est placée sous la responsabilité du « Conseil de Newton » qui en est l’âme et le gouvernement. Cette conception d’une société « organique » remonte à Aristote. En terme de communication, on passe alors des réseaux naturels aux réseaux artificiels, symbolisant l’avénement de « l’âge positif ». A la communication-transport se mêle la communication-finance : l’argent circule plus vite que les hommes et les marchandises. C’est la naissance du crédit et du capitalisme qui en découle. Le mathématicien belge Adolphe Quételet, en 1835, « institutionnalise » le calcul des probabilités dans la « société assurantielle ». Il dresse des tables de mortalité, de criminalité, pour évaluer l’existence d’un « ordre social moral ». La statistique ouvre la voie au calcul des risques qui permet d’envisager la mise en place d’un système de protection sociale qui caractérisera, plus tard, l’Etat-Providence. A la veille du XXème siècle, Herbert Spencer, ingénieur des chemins de fer et philosophe autodidacte revient sur la représentation de la société organique. Sept ans avant la parution de l’Origine des espèces de Charles Darwin, il pose l’analogie entre le biologique et le social : le réseau, à la fois interne et externe, est alors, nécessairement, aussi un facteur de survie et de progrès pour toutes les sociétés humaines conçues comme des organismes en compétition les uns avec les autres. Pour Spencer, il y a ainsi deux types de réseaux dans chaque société : celui qui distribue, celui qui régule. A l’instar d’un réseau vasculaire, les routes, les chemins de fer, et les canaux fluviaux distribuent les subsistances, nourrissent le corps social. Mais, la presse, la justice, et les lois, sinon les enquêtes judiciaires, gèrent et modulent cette distribution de façon à éviter tout à la fois la pénurie et l’engorgement.
Après l’échange et le réseau, le développement est la troisième notion-clef des théories de la communication. C’est un disciple du comte de Saint-Simon, Auguste Comte qui, dans son cours de « philosophie positive » systématise les conceptions de son maître, en ouvrant la voie aux « sciences sociales » à proprement parler, et invente la « physique sociale » ou la science du développement des sociétés humaines. Conjugeant ainsi le concept de division du travail avec ceux, inspirés de la biologie, de croissance, de différenciation, voire de mutation, il postule que toute société obéit à une loi physiologique du développement progressif, alternant phases de crises et phases de stagnation, qu’il identifie en revisitant l’histoire de l’Occident : le temps du mythe, le temps du métaphysique, et le temps du scientifique, ce dernier étant caractérisé par la société industrielle et la mise en place de réseaux immatériels de communication.
Ici, c’est l’Histoire elle-même qui est « biologisée », ce qui ouvre la voie au darwinisme social, idéologie s’appuyant sur théorie de Darwin en l’interprétant, qui fait d’une succession chronologique une échelle morale d’aboutissement des civilisations, posant une distinction, aujourd’hui complètement dépassée, entre les « peuples-enfants » sans Etat et soi-disant marqués par la violence, et les « peuples-adultes », qui, à juste titre, dominent le monde, grâce à l’Etat, et tentent de canaliser la turbulence des premiers.
Cette nouvelle conception du progrès (celui des techniques comme celui des connaissances) qui se diffuse du centre vers la périphérie, comme le sang part du coeur vers les membres, marque aussi bien les nouvelles sciences de la société, telles que l’ethnologie, que les sciences plus traditionnelles, telles que la géographie, et légitime pour un temps considérable la vision européano-centriste des systèmes de communication envisagés comme facteurs de progrès social, justifiant, par là-même, la colonisation.
Le développement donne donc naissance, à l’aube de XXème siècle, à la « géopolitique », la science de l’espace et de son contrôle étatique. Désormais, « l’Etat est un organisme ancré au sol» qui se saisit d’abord par la maîtrise de son territoire. Réseaux, circuits, mobilité deviennent les mots clefs de l’appréhension de la dimension spatiale de la puissance publique au service du peuple, ou de la nation, comme identité culturelle assise sur la langue, l’histoire et donc le territoire : l’espace devient, par retournement de la métaphore biologique, vital. Et, dans la perspective du développement, la nécessité d’avoir l’espace suffisant pour le développement d’une communauté nationale, devient, inévitablement, l’une des fonctions premières de l’Etat-Nation. La seconde guerre mondiale, et la crise des Sudètes en 1938, seront notamment provoquées par l’utilisation de cette notion d’espace vital par Hitler, qui, à la suite du pangermanisme de Fichte, rêve, dans Mein Kampf, d’un territoire unique pour un peuple unifié, qui pourra, dès lors, atteindre la plénitude de son développement. La guerre est la fièvre du développement des peuples européens. Il y faudra aussi l’effondrement des empires coloniaux pour que cette conception de la géopolitique s’épuise. Depuis la décolonisation et grâce aux progrès de l’anthropologie, on considère aujourd’hui que chaque société évolue, progresse, ou se développe, selon son propre schéma, qui est le fruit de son histoire, de sa culture, et du modèle juridique, normatif ou consensuel, dont elle s’est dotée.
La notion de « durabilité » doit aussi être examinée attentivement, d’autant qu’on y retrouve cette dualité de conception, d’approche, entre la tradition française, plutôt cartésienne, et celle anglaise, par extension anglo-saxonne, beaucoup plus pragmatique, attachée aux processus plutôt qu’à l’enonciation de principes, qu’ils soient scientifiques, juridiques ou même politiques.
Par « durable », la langue française entend (Dictionnaire Logos), « ce qui est susceptible de durer, en parlant de choses ou d’êtres abstraits (ex : éprouver un sentiment durable ; des institutions politiques durables», rattachant l’adjectif au verbe « durer », qui signifie, lui, « avoir une durée déterminée », dans le sens positif (« le règne de Louis XIV a duré soixante-douze ans »), ou « se prolonger », dans un sens négatif (« cette situation n’a que trop duré »). On comprend donc que le mot « durable », accolé au mot « développement » semble plutôt viser l’historicité du concept que la réalité des éléments physiques (environnementaux) sur lesquels il se penche. Au fond, au sens littéral, ce qui est « durable », dans notre expression française, c’est l’idée du développement en elle-même ; ou, dans une approche plus négative, conforme à un scepticisme très français, la référence à un type de développement européen qui, lui, n’aurait que trop duré.
En langue anglaise, ce n’est pas du tout le mot « lasting» qui a été utilisé, mais bien celui de « sustainable », qui ne recouvre pas du tout une abstraction, mais au contraire un processus concret visant un développement « soutenable », donc « renouvelable », qui peut être poursuivi sur un temps long, grâce notamment au renouvellement des ressources ou des processus d’exploitation sur lesquels il repose. La vision anglaise est plus pragmatique que celle française, ancrée dans l’appréhension de la mise en oeuvre du développement durable que dans son analyse rationnelle. Cette approche se retrouve dans la définition internationale du développement durable, fournie par le rapport Bruntland.
« Un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs » (la formule se trouve dans le chapitre II du rapport remis à l’O.N.U par la Commission mondiale sur l’environnement et le développement, présidée par Mme Gro Harlem Bruntland, Premier Ministre de la Norvège à la fin des travaux, en 1987). Il faut, d’emblée, remarquer qu’à l’époque, la définition est très large et ne recouvre par la logique de « décroissance » actuellement privilégiée, qui tend à réduire les « besoins du présent », plutôt qu’à y répondre.
Depuis le rapport Bruntland, la définition du développement durable a, de fait, considérablement évolué, sur le fond et sur la forme. D’abord, elle s’est progressivement inscrite dans les cadres institutionnels à l’échelle internationale. La Conférence des Nations Unies pour l’environnement et le développement, tenue à Rio de Janeiro en juin 1992, un programme action international a été adopté pour le siècle à venir, sous le titre « Agenda 21 ». L’Europe a, par la suite, formellement renforcé ses objectifs, en termes de développement durable, dans l’article 2 du Traité d’Amsterdam, signé le 2 octobre 1997, inaugurant une action communautaire pour la protection de l’environnement qui a été confirmée par le Conseil de Göteborg, le 15 juin 2001. A l’échelle de la France, l’année 2003 a vu se mettre en place une « Stratégie nationale de développement durable », impulsée par le gouvernement Raffarin, le 3 juin, qui a été reconduite, depuis, jusqu’en 2013, et qui concentre ses efforts, on va le voir, sur la « consommation durable ». L’ADEME (« Agence de l’Environnement et de la Maîtrise de l’Energie »), qui existe depuis 1993, remplit une mission de contrôle et de coordination, à l’échelle nationale, de toutes les pratiques publiques et privées liées à la protection de l’environnement, et à la consommation de l’énergie. Elle devenu une institution de premier plan. Enfin, le « Grenelle de l’environnement », première rencontre « œcuménique » des nombreux acteurs politiques, économiques et associatifs (voire militants) majeurs du développement durable, a été organisée les 24 et 25 octobre 2007, sous l’impulsion du président Nicolas Sarkozy dans le but, sinon d’établir un programme, de clarifier des objectifs à la fois hétérogènes et complémentaires, et, selon le rapport publié à son issus, de fixer « le socle de ce qui pourrait être une stratégie de développement durable fondée sur le triple objectif de lutte contre le réchauffement climatique, de préservation de la biodiversité et de réduction des pollutions ». Il faut préciser que les dispositions du Grenelle de l’Environnement se sont largement inspirées du « Pacte écologique », largement diffusé sur internet, par la Fondation Nicolas Hulot pour la Nature et l’Homme, le 7 novembre 2006. Sur le plan gouvernemental lui-même, le 18 mai 2007, un nouveau ministère a été crée, qui répond aux exigences de la charte de Hulot, ou aux suggestions du Grenelle, sous le nom de « Ministère de l’Ecologie, du Développement Durable, des Transports et du Logement », dont le portefeuille est actuellement attribué, et depuis 2010, à Mme Nathalie Kosciusko-Morizet, et dont la devise (la fil directeur) fait largement écho au rapport Bruntland : « Présent pour l’avenir ».
Entre 1993 et 2011, s’est donc mise en place une institutionnalisation des stratégies d’action pour le développement durable. Et, dans ce processus, le rôle des initiatives nationales a été de plus en plus marqué. Ce qu’observe Yannick Rumpala, spécialiste de l’analyse critique des politiques publiques au sein de notre faculté, auteur d’un ouvrage publié aux éditions le Bord de l’eau, en 2010, « Développement durable ou le gouvernement du changement total ». L’auteur y examine notamment la question de la gouvernementalisation de la consommation et le glissement progressif qui fait du consommateur l’acteur principal, voire le responsable de l’effectivité des logiques de développement durable à l’échelle nationale. C’est sur ce point précis, qui correspond au chapitre huit de son étude, que je vous propose de nous concentrer, en analysant le but politique et social, les acteurs institutionnels, les moyens mis en œuvre, et surtout, les résultats.
Ce qu’il faut noter, d’emblée, c’est qu’en quelques vingt années (1993-2011), le consommateur est devenu la cible première des politiques publiques dites « de développement durable», au détriment (ou au profit, selon le référentiel que l’on adopte) des producteurs et des figures centrales du Marché que sont les multinationales. La raison, du moins officielle, en est la suivante : au vu de l’extrême difficulté pour des Etats nationaux d’avoir une influence sur les réseaux internationaux du commerce globalisé, il a été jugé plus logique d’agir sur le consommateur, c’est-à-dire, sur la DEMANDE. L’idée est la suivante : c’est en modifiant la demande qu’on provoquera la modification de l’offre dans un sens d’une plus grande conscience environnementale. Si l’ensemble des consommateurs tend à préférer les produits verts et à mettre le critère écologique au coeur de ses choix, à côtés des critères plus traditionnels de coût et de qualité, parfois irréductibles l’un à l’autre, alors les producteurs devront adapter leur OFFRE à la proportion de plus en plus importante de la demande « verte ». En termes de communication, l’accent est mis sur une « consommation durable » dans le but apparent de réduire les à-côtés indésirables des activités de consommation. Est établie une « liste de griefs » toujours plus longue contre la consommation « normale » : « déchets en quantités croissantes, pressions sur l’environnement et certaines ressources, négligence des conditions de travail dans des pays exportateurs à bas coût de main d’œuvre… »
L’ouvrage de Yannick Rumpala a le grand mérite de se concentrer sur la dynamique sociale, institutionnelle, économique et morale qui met cet enjeu au coeur de la société, et qui interroge jusqu’à la sociabilité individuelle elle-même, puisque, écrit-il, « semblent se construire là des prescriptions fortes qui peuvent descendre jusqu’aux comportements les plus quotidiens ».
Depuis une vingtaine d’années, donc, toutes les politiques publiques, et les partenariats associatifs sur lesquels elles s’appuient, visent à former, après l’avoir informé, un consommateur-citoyen responsable et résolument « vert ». Il s’agit, pour cela, de transformer la vision que le consommateur peut avoir du changement. Il doit passer d’un changement qu’il ressent comme « subi », imposé par le pouvoir politique, à un changement qu’il reconnaît comme « choisi », ou plutôt, comme l’écrit Yannick Rumpala, qu’il accepte comme « piloté ». Il doit devenir ainsi un « consom’acteur » qui ne se conçoit que comme la partie d’un tout, d’un équipage cosmopolite au service du « vaisseau Terre », voire comme un soldat dans une sorte d’armée nouvelle du développement durable. Tout découle d’une conviction : des citoyens-consommateurs « responsables » armés de leur discernement sauront, bien mieux que les blindés des politiques publiques, ou que les armes de discussion massive des traités internationaux, empêcher un Dien Bien Phû écologique.
Les acteurs institutionnels et associatifs sont, essentiellement, l’ADEME, point de focalisation de toutes les initiatives de développement durable, le Ministère de l’Ecologie, du Développement Durable, des Transports et du Logement, et les associations privées, sous contrôle public, comme « Consodurable », présidée justement par Nathalie Kosciuko-Morizet. Le rôle de ces associations est loin d’être secondaire, elles ne sont pas de simple relais. Sur le site internet de son association, la Ministre de l’Ecologie délivre ainsi un discours radical, qui n’hésite pas à jouer la carte de la rhétorique de crise, en bipolarisant le monde de la consommation : « à chaque fois que nous faisons nos courses (…) nous achetons aussi les conditions de travail de ceux qui produisent (…) Quant on achète un produit, on achète le monde qui va avec ». Nathalie Kosciuko-Morizet s’appuie ici sur la « fibre citoyenne » du consommateur, pour le pousser à modifier ses habitudes de consommation, en remplaçant ses critères traditionnels de choix, tels que le coût ou la qualité des produits, par des considérations plus « responsables ».
Les moyens mis en oeuvre sont divers, mais on peut évoquer en premier lieu, les campagnes de communication, institutionnelle ou associative, qui visent essentiellement à impulser une action collective qui serait la somme des engagements individuels concrets. Le citoyen-consommateur responsable est celui qui « agit », et il ne lui suffit pas de s’abstenir. En fait, les formules, comme le relève Yannick Rumpala, prennent fréquemment l’allure martiale d’un discours de mobilisation jouant, sans réserve, sur la fibre patriotique : « L’écologie a besoin de nous tous ! Devenez consom’acteur ! Il n’y a pas de petits gestes lorsqu’on est soixante millions à les faire ! Rejoignez les rangs des éco-consommateurs qui préservent la planète ! Limitez votre impact sur l’environnement ! Agissez ! ». De telles harangues sont devenues quotidiennes, et sont, de plus en plus, visuelles. Yannick Rumpala évoque une politique de communication qui est proche d’une « conscription », contradictoire avec un discours officiel qui affecte d’encourager l’engagement volontaire du consommateur.
Les labels officiels, les logos « écolo » et « bio » jouent aussi un rôle important de « balisage » du terrain de la consommation citoyenne. Le citoyen-consommateur doit traiter tous les renseignements qui lui sont fournis, tel un « processeur d’informations» pour mieux cibler son ennemi. Ainsi, l’« Indice environnement » lui permet de mesurer la gourmandise énergétique d’un four micro-ondes, ou la futilité, forcément coupable, d’un réfrigérateur à la contenance excessive. Un code de consommation énergétique, d’une redoutable simplicité, quelques lettres de l’alphabet, colorées du rouge agressif au vert content, facilitent l’acquisition de sa cible. Convenablement guidé, le consommateur-citoyen voit sa vigilance récompensée, de plus en plus souvent, par la qualité et un prix qui, s’il n’est pas le plus bas, s’avère raisonnable. La consommation durable se résout ainsi à une lutte intime du consommateur, en son for intérieur, entre ses envies spontanées et le choix réfléchi de produits conformes à un « EcoLabel », défini conjointement par les acteurs du secteur public et les associations écologiques indépendantes. Yannick Rumpala montre aussi que la stratégie initiale de l’emballage et de étiquettes spécialisées, cède peu à peu le pas à la stratégie des guides généralistes et pratiques, des bréviaires « bio » et autres « ecological handbooks», qui l’accompagnent à tout moment et dans tous les lieux de sociabilité qu’il fréquente : son domicile, son espace de travail, ses moments de loisirs, et bien sûr, ses actes de consommation. Il s’agit de « moraliser » la consommation par le marketing, entendu comme une pièce rapportée de l’éducation civique, en provoquant, de façon graduelle, un « déplacement des centres d’intérêts du consommateur ». C’est, note Yannick Rumpala, « presque une requalification de la manière dont la consommation peut prétendre apporter satisfaction des besoins et assouvissement des désirs ». La limite reste, à ce jour, le rejet réflexe par les consommateurs d’une politique qui serait officiellement contraignante. C’est la méthode « douce », qui s’oppose à la dureté de la coercition étatique. Si les discours des organismes publics peuvent sembler directifs sur le plan de la consommation ou sur celui, plus problématique, des déchets, ils sont de plus en plus diffus, généralistes, touchant un espace de choix plus plus vaste. Pour éviter que trop d’incitations vertes poussent le citoyen, parfois excédé, à céder aux facilités du « hard-discount », l’Etat et ses partenaires distillent, par les labels et la multiplication des « Journées du développement durable », une justification puissante et multicanaux. C’est le travail, notamment, de la Stratégie Nationale de Développement Durable.
Toutefois, cette injection de doses de plus en plus fortes d’incitations publiques, trompeusement indolore, finit par poser un autre enjeu, bien plus profond : celui de la liberté. Celle d’acheter du consommateur et, par ricochet, celle de choisir du citoyen qu’on a voulu rende indissociable du premier.
Les résultats, à présent, quels sont-ils ? Il est nécessaire de les envisager à deux niveaux : d’une part le résultat politique, juridique, sociologique et moral (qu’on qualifiera de super-résultat), et d’autre part, le résultat physique, visant l’impact concret sur l’environnement et la réalisation de sa protection telle qu’elle est visée (qu’on désignera d’infra-résultat).
Sur le plan du droit, des idées et des représentations politiques, Yannick Rumpala évoque « un grand jeu de redistribution des responsabilités » montrant que la consommation durable telle qu’elle est actuellement promue, « donne un contenu moral à des activités apparemment ordinaires et promeut plutôt les remises en question individuelles », au lieu de s’appuyer sur des engagements étatiques d’ampleur échelle internationale. Il a raison. La figure positive du consommateur-citoyen responsable propulsée sur le devant de la scène du développement durable masque mal, celle, obombrée, implicite, du consommateur qui ne choisit pas la voie « verte », et qui continue de se déterminer, de façon individualiste, voire égoïste, qu’au regard de la qualité et/ou du prix des produits qu’il achète. Dès lors, ce consommateur non-responsable reste-t-il fréquentables? La vraie question est là, aujourd’hui : peut-on encore être citoyen sans être « vert »? Sur le plan des idées, on assiste, pour des raisons de préservation de l’avenir, à un retour paradoxal de l’Antiquité, en renouant avec la conception « moniste » de la citoyenneté chez les Grecs et chez les Romains. L’héritage philosophique de la pensée chrétienne, qui avait choisi de faire de l’individu un être plus grand que le citoyen, en fondant la dualité du politique et du spirituel (« Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu »), et qui avait ouvert le chemin à la théocratie pontificale, le Pape contrôlant la politique royale par le sacre, mais tout autant, de l’autre côté de la Révolution française, à la liberté des Modernes, encensée par Benjamin Constant, qui appuyait la notion de représentation sur la liberté fondamentale du citoyen de ne pas participer à la vie politique, se trouve ici balayée. Fusionner les qualités du citoyen avec celles du consommateur, et faire de la consommation une part de l’éducation, c’est modifier, profondément, le rapport de l’individu à la collectivité, en réduisant son autonomie par rapport à l’Etat, et en accentuant simultanément cette dissymétrie entre l’individu isolé et la collectivité ; la sphère privée semble être redevenue une modalité du public. La liberté, caractère premier du citoyen en démocratie, ne s’entend plus, ou de moins en moins, de la liberté de ne pas participer, à la vie politique ou, en l’espèce, à la mise en place des moyens de développement durable.
Bien que la limite officielle des politiques publiques de développement durable semble clairement posée (on incite à la consommation durable, on n’interdit pas la consommation non-durable ; on oriente le consommateur vers des achats responsables, on ne taxe pas ceux qui ne le sont pas), on s’achemine pourtant vers une limitation de la liberté du consommateur qui, rejaillit sur celle du citoyen, au nom de l’intérêt général.
C’est, au final, l’émergence d’une « éthopolitique », selon Nikolas Rose, cité par Yannick Rumpala, qui, visant les comportements de préférence aux valeurs qui les sous-tendent, fait la promotion d’une nouvelle icône citoyenne, qui se construirait dès l’école primaire : le « consumériste vert». On est passé, sensiblement, de l’incitation de l’adulte, à l’éducation de l’enfant. La « renaissance » du cours de civisme est moins paradoxale qu’il n’y paraît puisqu’il s’agit d’inculquer une redéfinition du citoyen, qui place le respect de la collectivité comme valeur essentielle de la citoyenneté, au-dessus de la liberté de choix, et par ricochet, celle de vote et de réflexion.
Le consommateur d’aujourd’hui s’est effectivement rapproché du citoyen antique : de plus en plus, il doit participer à la vie politique, et donc, aux engagements de consommation durable pris par le ministère de l’Écologie, par l’ADEME, et par Nicolas Sarkozy. S’il ne le fait pas, il n’est pas encore coupable, mais il devient suspect, déjà, de mauvais esprit, d’individualisme à outrance, ou de manque de solidarité envers les générations futures. Il doit donc, au nom de l’intérêt général, se conformer aux incitations appuyées qui lui sont adressées. Mais la citoyenneté se mesure-t-elle à l’aune de la conformité ? Mais, le parallèle avec l’Antiquité va plus loin, il s’étend au contexte physique lui-même : nous sommes revenus dans un monde limité, qui doit vivre en autarcie, pour l’évidente raison qu’il repose sur des sources d’énergie tarissables ou majoritairement non-renouvelables. Tant que nous n’aurons pas inventé une nouvelle énergie non-polluante, ou conquis les nouvelles terres du ciel, à la recherche de matières premières inépuisables, il nous faudra vivre dans cette cité antique du futur, en autarcie et en « parfaite » harmonie citoyenne, sous peine de voir la terre s’ouvrir sous nos pieds.
Reste une question : celle de l’efficacité réelle de ces résultats. Il est étonnant qu’elle soit pas soulevée plus souvent pas les médias, à moins que cela ne soit, justement, significatif : une attitude de consommation citoyenne, étirée à la taille du corps social tout entier, suffira-t-elle à enrayer le dérèglement climatique, la catastrophe écologique qui s’avance sur le seuil ? Et si ce n’est pas le cas, qu’aurons-nous fait en définitive, sinon, hypothéquer le futur au nom du dogme présent de l’impossibilité d’une économie alternative, dont la réforme serait passée par les producteurs eux-mêmes ? Du coup, tout la dangerosité du processus politique de la consommation durable ressort. Si cela échoue, sur les épaules de qui reposera la responsabilité de l’échec ? Les consommateurs eux-mêmes, symboles de l’attachement à un système économique que leurs autorités elles-mêmes ont tout fait pour préserver, ne l’amendant en surface que pour mieux le perenniser en profondeur. Dès lors, les consommateurs-citoyens responsables auront perdu une part de leur liberté individuelle, en même temps que l’aptitude à penser la liberté politique en démocratie. Un futur plutôt « vert-de-gris », en fait.