De l’écriture…

J’ai parfaitement conscience de ma chance, et je ne considère rien comme acquis. En écriture, comme dans d’autres domaines. Cette approche conditionne largement la force de mon engagement depuis mes premières publications. Quand je réussis, j’explore le terrain plus avant. Quand j’échoue, je consolide d’abord la maison. J’identifie mes défauts et je travaille sur eux ; mais, de surcroît, je me méfie beaucoup de mes qualités supposées, qui m’amènent parfois à en faire trop, quelquesoit le domaine. Mon éducation a pesé sans nul doute, ajoutant à mon infinie curiosité du monde, la conviction qu’il faut, chemin faisant, se comprendre et se réviser soi-même. J’entretiens donc avec ferveur la petite flamme, timide et sacrée, que ni le monde, ni les sables du doute, ni les remarques bien intentionnées, ni les vérités imposées de l’extérieur, ne peuvent éteindre. Les vents la menacent toujours, mais vaciller n’est que son mode normal de combustion.

bev016Depuis mes premiers pas en écriture, aux éditions du Bélial, avec « Ecrire l’Humain » (1998) jusqu’à « Tancrède » aux Moutons électriques (2009), ma manière de travailler, d’écrire, a considérablement évolué : après une phase d’apprentissage, sous l’influence conjointe de Thomas Day et d’Olivier Girard, durant laquelle je ne jurais que par les techniques d’exposition dynamique et de construction de l’intrigue et des personnages, recommandations que j’appliquais en temps réel, grâce, notamment, aux deux collaborations avec Thomas (« L’Ecole des Assassins« , et « Le Double Corps du Roi« ), et au travail éditorial précis d’Olivier Girard sur mon premier recueil « La Cité du Soleil et autres récits héliotropes« , j’avais beaucoup gagné en technicité, en confiance, en professionnalisme, mais j’avais un peu perdu en spontanéité. Même si « La Cité du Soleil« , en elle-même était un texte très personnel, centré sur mon travail de recherche sur le texte éponyme de Tommaso Campanella (https://resf.revues.org/393), et même si « L’Apopis Républicain« , initialement publié sous le nom de Michael Rheyss, reste l’un de mes textes préférés, la liberté de ton n’est venue qu’après, et, presque sans l’avoir véritablement cherchée. N’est-ce pas la meilleure preuve d’une formation réussie ? Sans Olivier, sans Thomas, je n’aurais jamais commencé à être auteur. « Ecrire l’Humain » eût jamais doute été mon zénith. Et ma bibliothèque, mon seul empire. On ne réussit jamais seul.

51EvATaZ3KL._SX258_BO1,204,203,200_« Tancrède« , sous l’égide éclairée et protectrice d’André-François Ruaud, a représenté une étape décisive : l’affirmation claire de ma différence. Ma liberté, en somme. Qui fut reconnue, je crois, pour ce qu’elle était : un lent travail du temps, un hommage vibrant, l’affirmation d’une identité. Beaucoup plus, d’ailleurs, qu’une uchronie, à tout prendre. Mon grand-père, Clément Zaffini, est dans ces lignes. Tel était le but. Il « est » mon Tancrède, à jamais, lui qui redécouvrit l’opéra éponyme de Campra et n’eut de cesse, toute sa vie, de le faire jouer. Là encore, il aurait été possible de s’en tenir là. De fait, ce fut moins l’envie que les sollicitations, qui me poussèrent à poursuivre la route, car l’écriture est, pour moi, toujours une espèce en voie d’extinction. Après un travail passionnant sur l’histoire romaine de Nice, « La huitième colline de Rome » (que vous pourrez peut-être un jour redécouvrir en numérique), dans un cadre patrimonial très strict, mais extrêmement stimulant, vint « Le Journal d’un Poliorcète repenti », initialement publié dans Galaxies n°14, et accompagné d’un superbe dossier, qui m’apporta un nouveau Rosny, teinté de tristesse, puisque ce fut l’année du départ de Roland C. Wagner. J’y retrouvai le plaisir d’associer l’inconciliable : Vauban et les printemps arabes, comme, en son temps l’Aiglon et les lacs de Titan. Depuis, le texte a été traduit en anglais et en italien, et il est, notamment, au sommaire de Future Fiction, au pays de Dante.

CVT_Lorigine-des-victoires_3617« L’origine des Victoires », défi lancé par Frédéric Boyer, l’éditeur de « La Huitième Colline de Rome », que je relevai avec un joie intense, et qui vient d’être repris en poche chez Hélios (avec plein de bonnes critiques), est, d’une façon joliment imprévue ou inconsciente, une réponse à « Tancrède », au sens musical, voire liturgique, du terme. L’ensemble des histoires qui le composent est présenté en quatrième de couverture comme mon travail d’auteur le plus « personnel ». Spontanément, j’aurais laissé Tancrède à ce rang, mais, c’est très juste au fond : les Victoires sont un hommage à toutes ces femmes, mère, grand-mères, marraine, épouse, et soeur, qui, à chaque pas, m’ont aidé à me construire, par leurs mots, leurs regards, leurs gestes, leur amour. Sans elles, je n’aurais jamais écrit. Sans elles, je n’aurais jamais rêvé. Sans elles, je n’y aurais jamais cru à cette petite flamme vacillante. De surcroît, ces deux derniers romans sont aussi le fruit d’une volonté sans cesse renouvelée de rendre à l’Histoire la place qui lui est dûe dans la culture populaire : non pas l’édulcoration d’une recherche savante, mais l’exaltation de la subjectivité du monde. L’Histoire est, au-delà des faits, une aventure intellectuelle inépuisable, et elle n’est pas réservée aux chercheurs.


 

En guise de complément, et grâce à la générosité et à la gentillesse de Daniel Conrad, je voudrais reproduire ici un article, que j’ai écrit en 2004, consacré à l’autobiographie littéraire de Stephen King, « Ecriture, mémoires d’un métier », parue en France en l’an 2000. J’y exprime, à bien des égards, tout ce que représent pour moi l’acte d’écrire et ma conviction profondé, inspirée du maître noir du Maine, de la manière dont il faut l’envisager, sur l’ensemble d’une vie d’écrivain, marquée de hauts et de bas, de victoires et d’échecs, de changements thématiques ou stylistiques, mais toujours continue lorsqu’on l’envisage dans son élan initial. Avec le recul, il me semble que c’est aussi dans cet esprit que je prépare mon recueil de contes étrusques. Le verbe déclaratif le plus courant est « dire », affirmait Stephen King dans cet ouvrage. Je le dis donc, sans fard : je me place dans ses pas, modestement. Et si je parviens à écrire, de temps en temps, c’est parce que je suis juché sur ses épaules de Géant. 

 

Stephen King, Écriture (mémoires d’un métier)

 

Avouons-le d’emblée, je n’ai jamais été un authentique « fan » de Stephen King, mais plutôt un lecteur attentif et critique. Je n’ai dans ma bibliothèque qu’une petite douzaine de ses romans, quelques-uns de ses recueils de nouvelles, et tous n’ont pas exercé sur moi une égale fascination. Si je révère, le mot n’est pas trop fort, les quatre novellas qui composent Différentes Saisons, si le cycle de La Tour Sombre m’impressionne par la maîtrise narrative qu’il traduit et la force de ses personnages, si Marche ou Crève m’a littéralement « happé » par son efficacité et sa sobriété, si j’ai dévoré, comme beaucoup d’autres, Ça et Le Fléau, si des nouvelles m’ont captivé, en revanche, Simetierre ne me laisse qu’un vague souvenir, de même que Salem, et je n’ai jamais lu, crime de lèse-majesté, ni Shining ni Carrie. Beaucoup plus tourné vers la SF pure et dure, mes idoles de jeunesse s’appelaient Isaac Asimov, Alfred Van Vogt, Phil Dick, puis Robert Silverberg, Frank Herbert et Cordwainer Smith. Disons que je suis de près ce que publie le « King » et parfois, je m’y plonge, comme s’il s’agissait d’une étape obligée de mon parcours de lecteur.

Au moment où j’ai acheté et lu Ecriture, Mémoires d’un métier, en 2001, j’étais déjà engagé dans l’écriture depuis quelques années, j’avais publié deux ou trois nouvelles et préparais un premier roman en coécriture avec Thomas Day, L’Ecole des Assassins. Ma démarche était celle de la curiosité intéressée. J’ai toujours adoré lire les analyses des auteurs sur leur œuvres et leur parcours. Je suis un amoureux inconditionnel des préfaces. Je ne me suis donc pas précipité sur Ecriture comme un apprenti avide de recevoir les conseils du « Maître ». Non que je me considère comme un auteur abouti, au contraire. Mais il me semblait que le maître qu’il me fallait n’était pas exactement le chantre noir du Maine. Bref, je n’aurais jamais imaginé que la lecture de cet ouvrage autant autobiographique que technique aurait eu une retombée aussi forte sur mon rapport à l’écriture.

Pourtant, non seulement, Ecriture m’a conforté dans la voie que j’avais choisie, mais il m’a démontré que tout ce que je mettais en œuvre, les conseils que je recevais, les techniques que j’apprenais consciencieusement et que je m’efforçais d’appliquer, quand d’autres, plus avancés que moi, s’en gaussaient ouvertement, prônant la sempiternelle « liberté » de l’auteur, bref, toute la patience et les efforts que je déployais, n’avaient rien de vain ni de futile. Car, si un minimum de talent est certes nécessaire, c’est avant tout la lente acquisition d’un savoir-faire qui fait toute la différence. Il faut de l’humilité et de la persévérance, plus que de l’orgueil.

Ecriture est un ouvrage divisé en trois parties d’inégale importance : deux sont largement autobiographiques et encadrent un long développement, bien structuré, sur les techniques d’écriture, intitulé « boite à outils ». Nous allons longuement y revenir, mais je voudrais insister pour l’instant sur la signification et la légitimité des parties biographiques. Sans elles, Ecriture n’aurait aucun sens, aucun intérêt.

La première, intitulée sobrement « C.V. » raconte, de manière pas toujours linéaire, la vie de Stephen King depuis sa petite enfance jusqu’à la publication de Carrie, avant d’évoquer ses problèmes ultérieurs liés à l’alcool (et à la drogue) et la manière dont l’auteur y a fait face, en grande partie grâce à son épouse, Tabitha.

Passionnante, servie par une écriture magnifique, cette partie est également révélatrice des liens profonds qui existent entre le vécu et la fiction. Stephen King a eu une enfance plutôt difficile. Souvent malade, élevé par une mère seule et démunie, impliqué dans les expériences hasardeuses de son grand frère (presque) surdoué, le petit Stephen a passé pas mal de temps à souffrir physiquement, à avaler des cachets et à affronter des visites traumatisantes chez les médecins. La plupart de ses personnages de gamins, un peu écorchés par la vie, s’en ressentent. C’est pour cela qu’il réussit si bien, je pense, à nous les rendre aussi réels, aussi proches. Non que cela évoque une résonance particulière pour moi : j’ai eu une enfance heureuse et mes parents, même divorcés, n’ont jamais eu de graves problèmes d’argent.

En revanche, j’ai souvent été alité pour une quelconque maladie infantile. Plusieurs fois par an, à une certaine époque. J’en garde un souvenir de médicaments amoncelés sur la table de nuit, mais surtout de livres de SF dévorés dans la chaleur de mon lit, éclairé par une lampe de chevet. Beaucoup de comics aussi, mais pas seulement. J’ai découvert Fiction depuis le fond de mon lit et j’ai lu Tyrann d’Asimov et Demain les chiens de Simak sous la couette avec plus de 39°C de fièvre. De même, pour avoir lu récemment le tome 4 de la Tour Sombre, je comprends mieux pourquoi, pour notre auteur, les « trucs roses » (Blaine et le cristal de l’Homme de Bien) sont synonymes de maladie, de malfaisance, de sérieux problèmes. Lorsqu’on ne peut pas payer des antibiotiques à sa fille parce qu’on n’arrive pas à vendre ses textes, on ne se sent pas très heureux. Heureusement la question s’est vite réglée avec l’achat de Carrie par un grand éditeur et, peu de temps après, sa reprise en poche pour une somme plus que confortable.

 « La vie n’est pas un système logistique destiné à soutenir l’art. C’est le contraire »

Il y a donc un lien étroit entre la vie et la fiction et il ressort de cette première partie autobiographique une leçon, fondamentale à mes yeux, sur la place de l’écriture. Stephen nous raconte l’épisode de son bureau d’écrivain qui, d’abord placé au centre de la maison, a fini par être déplacé dans un coin sous la pente du toit. Revenu de loin, d’une autodestruction probable, Stephen nous livre un mantra : « La vie n’est pas un système logistique destiné à soutenir l’art. C’est le contraire » (Ecriture, p. 133). Ce que je comprends ainsi : il faut vivre avant d’écrire. Et surtout pas vivre pour écrire. Car, dans ce cas, le chemin, qui peut sembler glorieux dans un premier temps, s’avère trompeur, destructeur et stérile. On n’y trouve, à l’arrivée, que drogue et solitude. Je plains les auteurs dont le seul horizon est la page, fut-elle noire de signes. Grâce à cette phrase de Stephen King, j’ai échappé à la frénésie, naïve et égocentrique, qui peut affecter le jeune auteur publié. J’ai compris, de façon définitive, que la place que j’accordais à l’écriture dans ma vie, aussi importante qu’elle puisse être, n’avait nulle vocation à s’amplifier. Priorité à ma famille et aux gens qui m’aiment, sans lesquels je ne suis rien. Ainsi, décidai-je, après avoir lu Ecriture, que je serai peut-être auteur, à force de travail, mais certainement pas qu’auteur.

La deuxième partie biographique, placée à la fin du volume et intitulée « De la vie : un post-scriptum » est tout aussi poignante et riche d’enseignement que la première. Elle raconte le grave accident dont a été victime Stephen King en juin 1999, alors même qu’il travaillait à la rédaction d’Ecriture. Sa promenade en forêt terminée, tandis qu’il longeait le bas-côté d’une route nationale pour regagner la demeure familiale, Stephen est renversé par un van fou et grièvement blessé. Le récit, dépouillé, est bouleversant. L’auteur ne doit sa survie qu’à la promptitude des urgentistes. S’ensuivent une série d’opérations délicates et de longues semaines de rééducation douloureuse à la maison, au terme desquelles il pourra à nouveau marcher. Stephen King nous explique qu’il ne s’en serait jamais sorti sans l’appui de sa famille, mais surtout qu’il ne se serait peut-être pas remis à écrire sans le soutien de son épouse. Comme il l’écrit, « c’est la réaction de Tabby qui fut décisive » (Ecriture, p. 345) et qui l’aida à remettre en marche la « machine » à écrire. Il y a là un second écho très fort pour moi. Dans mon engagement dans l’écriture, j’ai toujours fortement ressenti, et recherché, le soutien de mes proches et plus particulièrement de ma femme, Anne, qui, à aucun moment, bien qu’elle fasse montre d’un esprit critique salutaire, ne m’a donné l’impression que je perdais mon temps ou que je me berçais d’illusions. Elle m’a toujours soutenu et me soutient encore. Stephen King sait à quel point ce soutien est précieux : « Ecrire est un boulot solitaire. Avoir quelqu’un qui croit en vous fait une sacrée différence » (Ecriture, p. 96). Sans Anne, je n’aurai pas publié quoi que ce soit. On a rarement l’occasion de l’écrire aussi clairement, alors j’en profite.

Il est temps d’en arriver à la « boite à outils » et à la raison principale pour laquelle j’ai choisi de parler d’Ecriture et pas de Différentes Saisons, par exemple, ou d’un autre texte de Stephen King que j’ai adoré. Je me souviens encore quand je me suis plongé dans la boite à outils du « King ». Je me trouvais dans une station du ski, à la terrasse ensoleillée d’un café pendant que mes proches dévalaient les pentes.

Non que je n’aime pas le ski, au contraire, ça doit être l’un des rares sports que je pratique avec plaisir, mais j’étais tellement captivé par le témoignage de Stephen King, ce jour-là, que je n’ai pas mis les pieds sur la piste. Je suis resté à la terrasse, dans un transat et à l’aide d’un gros marqueur (genre Stabilo) j’ai surligné frénétiquement les passages qui m’évoquaient les plus fortes répercussions avec mon propre parcours. Croyez-le ou non, le marqueur est mort avant que je n’arrive à la fin de la « boite ». Je me souviens avoir téléphoné, juste après, à Thomas Day, mon coauteur, pour lui dire à quel point notre travail ensemble, ce qu’il m’avait appris, correspondait étroitement aux conseils, aux méthodes de travail, que proposait Stephen King.

Je ne vais pas énumérer ici toutes les techniques narratives évoquées dans Ecriture et que tout auteur devrait employer, sans docilité, mais sans prétention non plus. Ce jour-là, ayant oublié tout ce qui m’entourait, j’ai su avec une grande lucidité, que je serai un auteur à part entière simplement si je m’en donnais les moyens et si j’avais assez de courage et de pugnacité pour persévérer et apprendre, apprendre encore. Je me souviens avoir listé soigneusement toutes les techniques que Stephen King évoquait, telles que la traque à la voie passive, aux adverbes superflus et aux verbes déclaratifs fantasques, ainsi que les moyens de réussir un dialogue nerveux ou une description dynamique et de les avoir, plus tard, affichées au-dessus de mon bureau, à côté de celles que j’avais déjà apprises, comme la gestion des points de vue ou la technique anglo-saxonne du « show don’t tell ».

Aujourd’hui, Ecriture n’est pas devenue ma bible, mais j’y reviens régulièrement pour le plaisir, ou pour les besoins d’un atelier d’écriture sur la SF dont je m’occupe. Il me semble avoir bien intégré les règles qui y sont exposées : je les applique presque sans y penser. Je crois que, d’une certaine manière, Stephen King m’a fait comprendre une chose essentielle : les contraintes formelles que l’on s’impose, si elles paraissent ralentir la création dans un premier temps, finissent par la libérer et lui permettre de s’épanouir grâce à des outils de plus en plus spécialisés, de plus en plus diversifiés, de plus en plus aiguisés.

Comme Stephen King l’écrit, « il est possible, avec beaucoup d’efforts, de sacrifices et d’aides arrivant à point nommé, de faire un bon écrivain » (Ecriture, p. 181). Il ne s’agit pas de recettes-miracles, mais d’outils dont l’efficacité a été prouvée. Le savoir-faire qui naît de l’expérience est plus important que le talent à l’état brut. Je crois que notre auteur ne me démentira pas si j’affirme que les écrivains sont plus des artisans que des artistes. D’une certaine façon, je lui dois cette prise de conscience.

Mais, il y a plus encore.

Á propos de l’inspiration, Stephen King écrit : « Il n’existe pas de Décharge à Idées, de Centre à Histoires, pas d’île des Best-Sellers enterrés. Les idées des bonnes histoires paraissent littéralement jaillir de nulle part, vous tomber dessus du haut d’un ciel vide : deux idées jusqu’ici sans rapport sont mises en contact et produisent quelque chose de nouveau sous le soleil. Votre boulot n’est pas de trouver ces idées, mais de les identifier lorsqu’elles font leur apparition » (Ecriture, p. 47). Ces mots sonnent terriblement juste à mes oreilles. Si j’examine les textes que j’ai déjà écrits et publiés, ceux que je juge les meilleurs, pas forcément du point de vue de l’écriture elle-même (qui progresse avec le temps), mais plutôt sur le plan des idées qui les sous-tendent, sont toujours « arrivés » comme par enchantement, dans une sorte de « fulgurance » inexplicable. Il y a quelque chose de magique dans la façon dont, soudainement, s’associent des idées ou des thèmes qui, jusque-là, n’avaient aucun lien entre eux. C’est ainsi qu’est née l’idée de ma novella L’Apopis républicain. D’une envie d’écrire une uchronie napoléonienne qui glorifierait paradoxalement une république irréalisée, et d’un intérêt marqué pour les dernières découvertes scientifiques en matière de planétologie et la mission américano-européenne Cassini-Huygens qui, lancée en 1997, s’était envolée vers Titan. Je me souviens de cet éclat de lucidité, alors que je ne réfléchissais nullement à un texte de SF. J’étais à Nyons, dans la maison familiale, au cœur de la vieille ville et, soudain, je me suis dit : « qui donc conduirait une mission scientifique vers Titan si on était dans un monde dans lequel l’empire napoléonien s’est maintenu jusqu’à l’ère spatiale ? » Réponse : l’Aiglon, de toute évidence, le prince héritier de l’Empire.

Immédiatement après, une seconde fulgurance s’est imposée à moi : cette mission, loin de la Terre, serait l’occasion idéale pour fomenter un assassinant politique destiné à déstabiliser l’Empire et à appuyer une révolution démocratique destinée à instaurer la République. Et voilà ! En quelques secondes et sans l’avoir voulu, j’avais, le contexte et l’enjeu, ou comme dirait Stephen King, la situation et l’intrigue. Tout le reste, les événements successifs, les personnages, le décor et les costumes, est venu naturellement, en travaillant sur le synopsis.

Le message de Stephen King me paraît clair : l’inspiration échappe à l’attention. Rien n’y fait, il nous faut la saisir au vol ou passer à côté. Elle est capricieuse. D’où la grande difficulté à laquelle doivent faire face les auteurs qui entendent vivre de leur plume. Je crois qu’il faut savoir attendre, avec cette sorte de « vigilance détachée », le prochain « arrivage d’inspiration » et, une fois qu’on l’a attrapé, se mettre au travail illico avant que l’idée ne se flétrisse. Le synopsis est, dans ce cas, un atout précieux, car il permet de fixer l’idée et ses conséquences, avant qu’elles ne quittent à nouveau le champ de la conscience. Après, tout le reste n’est que travail et savoir-faire. Les bonnes idées sont rares et les bons textes sans bonnes idées, encore plus. Je crois que l’admettre est une preuve de maturité que fort peu d’auteurs atteignent, ivres de publication et de renommée. Il faut dégager chaque œuvre de sa gangue d’incertitude avec une humilité, une persévérance et, si possible, une cohérence de chaque instant. Une belle leçon de plus de la part de notre auteur. Mais il y a encore une autre, dans cet ouvrage décidément riche d’enseignements qu’est Ecriture. 

« Le moment le plus redoutable, c’est celui où l’on s’y met. Après quoi, les choses ne peuvent que s’améliorer »

Rarissimes sont les « grands » auteurs à l’admettre aussi ouvertement que Stephen King, mais écrire n’est pas toujours synonyme d’euphorie et d’envolée lyrique. Neuf fois sur dix, écrire, c’est terriblement difficile et parfois affreusement rébarbatif, voire frustrant, surtout quand les mots peinent à arriver jusqu’à la page blanche ou jouent les trublions une fois qu’ils s’y trouvent, comme pour mieux fustiger les prétentions stylistiques du pauvre hère qui croit tenir la plume.

Stephen King l’exprime dans une formule qui, une fois de plus, brille par sa concision et sa force évocatrice : « Le moment le plus redoutable, c’est celui où l’on s’y met. Après quoi, les choses ne peuvent que s’améliorer » (Ecriture, p. 347). Et oui, fi du mythe de l’auteur à la plume facile. Ecrire, c’est difficile, voilà la seule vérité qui tienne face à l’expérience.

Mais, attention, s’il faut souvent rouler longtemps avant de décoller, une fois que la portance est acquise et que l’inspiration a enfin déployé ses ailes, alors là, plus rien ne peut vous arrêter. C’est une sensation extraordinaire qui vous galvanise au point d’en oublier le temps qui passe. Vous savez ce qu’est une journée d’écriture réussie ? C’est une journée « manquée ». Parce que d’une certaine manière vous n’étiez pas là, dans ce bureau, dans cette chambre, ou dans cette salle de bibliothèque, mais ailleurs, là où vos personnages se meuvent, là où vos univers se déploient. Vous êtes parti alors que le soleil cheminait vers son zénith et vous n’êtes revenu qu’au beau milieu de la nuit. Vous avez raisonnablement faim et vous êtes incapable de vous souvenir de quoi que ce soit, à part de ce que vous avez écrit. Et encore… Vous vous sentez heureux. Doublement. D’une part, parce que vous avez avancé de façon significative. D’autre part, parce que vous avez cette sensation magique de revenir à la maison après un long voyage. Il n’y a rien de plus sociable, croyez-moi, qu’un écrivain qui a bien travaillé. Il n’est que sourire et disponibilité. Stephen King l’exprime bien mieux que moi, lorsqu’il affirme : « Ecrire est magique. Ecrire est de l’eau. L’eau est gratuite. Alors buvez ! Buvez à satiété ! » Espérons que cette eau, si désaltérante, si essentielle, restera gratuite encore longtemps.

Logiquement, si j’ai un tant soit peu réussi à vous communiquer l’exaltation que m’a procurée Ecriture, vous devriez avoir envie de prendre une feuille blanche et un stylo, ou d’ouvrir un document vierge dans votre traitement de texte, et… d’y aller. J’espère sincèrement que c’est le cas. Quant à moi, j’en meurs d’envie. Et Stephen, lui, doit déjà être en train.

Ugo Bellagamba,

Nice, le 22 novembre 2004.